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les subsides ; c’était un jeune homme beau et bien fait ; se trompa-t-il de porte ? les esclaves noires de la princesse se firent-elles un jeu de l’égarer dans les dédales du palais ? Toujours est-il que le beau secrétaire jamais ne reparut au journal. La princesse, en mourant, légua sa maison et ses livres au Sultan, qui en fit don à l’Université.

N’étant pas juriste, bien que j’eusse, comme tout le monde, étudié en droit, je me sentais fort intimidé devant l’aréopage réuni à mon intention. Les grandes robes et les turbans des hodjas évoquaient à mon esprit l’image lointaine d’autres robes et d’autres bonnets, devant lesquels j’avais un peu tremblé. Bref, j’avais comme le pressentiment qu’on allait, encore une fois, me faire passer un examen, et que je n’y brillerais point. J’avais deviné juste. Curieux de marquer d’abord par un exemple la différence de principe qui distingue la législation islamique des législations européennes, Ebul-Ula Bey me demanda : « Quels sont, selon le code civil français, les divers modes d’acquisition de la propriété ? » J’énumérai ceux que je me rappelais, et j’en oubliai un. « Il y a aussi la prescription, — compléta le professeur. Vous admettez en effet qu’un droit puisse cesser d’appartenir à quelqu’un qui, pendant un certain temps, ne l’exerce pas, et passe à un nouveau titulaire, qui l’a exercé d’une manière continue sans le posséder. Vous reconnaissez une prescription extinctive et une prescription acquisitive. Nous admettons, à l’extrême rigueur, la première, mais nous ne pouvons concevoir la seconde. Il nous paraît difficile qu’un droit de propriété puisse jamais s’éteindre, et impossible qu’il naisse de la prescription. C’est que le droit européen envisage, à côté du juste, l’utile, l’intérêt de l’individu et celui de la société ; tandis que le droit musulman se fonde exclusivement sur le juste et ne voit que l’intention morale de l’acte qu’il s’agit de qualifier.

« Le principe fondamental de notre droit pourrait s’énoncer ainsi : mieux vaut éviter le nuisible que de procurer l’utile, prévenir un dommage que de faire naître un profit. Peut-être y perdons-nous en prospérité, mais nous y gagnons en moralité. Ce principe a créé et maintient parmi les peuples musulmans un certain état d’esprit : la conviction que la justice règne par le Chériat (loi religieuse) et que, tant qu’on applique la loi, le mal est toujours évité.