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— La jeunesse intellectuelle de Turquie a-t-elle du goût pour les études philosophiques et religieuses ?

— II est difficile de s’en rendre compte en ce moment. Cependant on peut observer que la pure spéculation philosophique semble avoir peu d’attrait pour nos jeunes gens. Spencer fut longtemps leur auteur préféré, et la dernière génération a choisi pour maître votre Durkheim, dont la doctrine sociologique les satisfait mieux que tous les systèmes idéalistes ou criticistes de l’Allemagne. En ce qui concerne la religion, la jeunesse, — et, en général, la classe éclairée, — tend de plus en plus à séparer le dogme de la législation et de la morale sociale. Elle attache au dogme moins d’importance, et retient au contraire très soigneusement le contenu moral, juridique et social de la doctrine coranique. Mais l’institution religieuse est universellement respectée. Le mouvement qui tendait à séparer l’Eglise de l’Etat ne s’est point développé ; même les anciens partisans de cette réforme en sont devenus aujourd’hui les adversaires. Le problème qui s’est posé dans les sociétés européennes n’existe pas chez nous. Parmi les nations chrétiennes, il a pu se faire qu’une classe, — le clergé, — usât de son influence pour s’arroger des privilèges temporels, dont les autres classes voulurent ensuite la dépouiller. Dans l’Islam, au contraire, les prêtres ne forment pas une classe et n’ont jamais eu de privilèges. La doctrine du Coran est tout ensemble religieuse et sociale : si l’on mettait d’un côté les préceptes qui règlent les rapports de l’homme avec Dieu, de l’autre ceux qui règlent ses rapports avec le monde extérieur, cette seconde partie serait beaucoup plus importante que la première. La séparation de l’élément religieux d’avec l’élément juridique, social, politique, ôterait la vie à l’un et à l’autre : elle est pratiquement impossible.

« En résumé, je ne doute pas que le peuple turc ne parvienne au degré de civilisation et de progrès des nations modernes sans se détacher de l’Islam, et même qu’il y parvienne par l’Islam ; d’abord, parce qu’une interprétation de plus en plus large et intelligente permet d’accommoder nos préceptes religieux au nouvel ordre social ; ensuite, parce que notre peuple reste attaché profondément aux croyances et aux traditions des ancêtres, et que c’est sur ces croyances et ces traditions qu’il fondera sa grandeur. La guerre, qui nous a fait tant de mal, nous a pourtant procuré un bien : elle a ouvert les yeux et