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Un jeune romancier turc, qui manie sa langue et la nôtre avec une aisance égale et possède un talent reconnu à Paris comme à Stamboul, Izzet Mélyh Bey, s’offrit à me le faire rencontrer et à me servir d’interprète.


L’ISLAM ET LA CIVILISATION EN TURQUIE

Lorsqu’on annonça Fatim Effendi, je vis entrer un homme de belle taille, vêtu d’une longue houppelande noire et coiffé d’un large turban blanc. Il s’assit, puis échangea avec nous, selon la mode turque, plusieurs saints fort cérémonieux. Un silence de quelques minutes est de rigueur avant d’entamer la conversation, et j’eus tout loisir d’observer mon théologien : un nez fortement aquilin, des yeux noirs très brillants, des traits réguliers encadrés par une courts barbe noire ; des mains fines et soignées sortaient des larges manches de la robe et s’appuyaient posément aux bras du fauteuil. Lorsqu’il commença à parler, je fus frappé tout ensemble de l’extrême vivacité avec laquelle il s’exprimait et de la douceur que pourtant sa voix conservait toujours ; parfois le geste soulignait l’importance d’un mot, mais le ton demeurait le même, très bas, sans éclat, presque sans accent.

En quelques phrases Izzet Mélyh exposa au professeur mon désir d’apprendre de lui comment, dans les milieux religieux intelligents et cultivés, on envisageait l’avenir de la Turquie, et dans quelle mesure l’Islam, ses dogmes, ses préceptes moraux et ses institutions sociales lui semblaient, à lui-même et à ceux de sa caste, compatibles avec les progrès de la vie moderne.

— Notre religion, répondit Fatim Effendi, diffère de toutes les autres, en ce que les autres sont fondées sur la seule morale, tandis que l’Islam considère l’individu dans toutes ses relations avec le monde qui l’environne : il règle son hygiène et sa vie quotidienne, son mariage et sa succession, et généralement tous les détails de son organisation en société. La religion musulmane est en elle-même toute une civilisation.

« La rapide expansion de l’Islam, qui reste inexplicable, si l’on y voit seulement un dogme et une morale, redevient historiquement vraisemblable, presque naturelle, si on l’envisage comme une révolution sociale. Rappelez-vous que cent cinquante