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leur confiaient si volontiers. J’admirais cependant comme l’expérience de mon savant interlocuteur concordait avec celle de nos Lazaristes et nos Frères des écoles chrétiennes.

Mais je demandai au docteur : « Des maîtres, qui seraient animés de l’esprit nouveau que vous préconisez, ne se heurteraient-ils point à l’opposition du clergé ?

— Je ne le pense pas, répondit Chehabeddin. Nos prêtres, à ce point de vue, ont déjà fait quelque progrès. Je me rappelle le temps où, dans nos écoles, le même professeur distribuait aux élèves la science tout entière, depuis les lettres de l’alphabet jusqu’aux dernières subtilités de la scolastique. Aujourd’hui, même dans les écoles religieuses, on pratique la spécialisation et la division du travail. Néanmoins, il faut s’attendre à la résistance de quelques hodjas, plus redoutables par leur ignorance que par leur zèle pour la foi. La situation de hodja était autrefois très recherchée, parce qu’elle comportait de nombreux avantages : les religieux étaient exempts du service militaire et, sans être riches, vivaient à leur aise. Le Tanzimat, puis la Révolution ont changé tout cela : désormais les hodjas vont à l’armée et vivent dans une condition assez misérable. Aussi ne se recrutent-ils plus que dans la basse classe, dont ils partagent l’ignorance et les préjugés. Tout compte fait, je crois que, dans l’accomplissement des réformes que nous envisageons, le clergé musulman ne constituera ni un obstacle, ni non plus un adjuvant. Les réformes se feront en dehors de lui, plutôt encore que malgré lui.

Chehabeddin Bey m’avait-il livré toute sa pensée ? ou se faisait-il lui-même illusion sur les dispositions du clergé ? D’une part, il me semblait difficile qu’une grande œuvre de réforme, dans un pays comme la Turquie, pût être accomplie sans le concours de l’autorité religieuse, à plus forte raison en dehors d’elle ; d’autre part, j’avais quelques doutes sur l’aptitude des prêtres et des théologiens à comprendre les exigences de la vie moderne et sur leur disposition à favoriser les mesures propres à concilier avec elles les préceptes et les traditions de l’Islam.

Ainsi, avais-je grande envie d’approcher quelques-uns des membres les plus éminents du haut clergé et de causer avec eux. Plusieurs fois, on m’avait vanté l’érudition et l’originalité de Fatim Effendi, hodja, théologien et astronome. Il était professeur à l’Université de Stamboul et directeur de l’Observatoire.