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contemporaine. Je l’avais rencontré à San Stefano, chez l’excellent romancier Halid Zia, et quelques phrases, qu’il avait jetées assez négligemment dans la conversation, m’avaient donné à penser. Il voulut bien venir me voir à Constantinople et résumer, dans un entretien de quelques heures, les méditations et les expériences de toute une vie d’observateur et de savant.

« Tout d’abord, — me dit-il, — je crois que le peuple turc est fait, non pour la spéculation, mais pour l’action. Il n’a jamais rien inventé, ni une religion, ni une philosophie, ni un art, ni une science. On compte dans l’Islam soixante-douze sectes différentes ; aucune n’a été fondée par un Turc : nos théologiens n’ont fait que broder autour des dogmes essentiels, leur œuvre est toute scolastique. Notre littérature est imitative ; pendant quatre siècles, elle a été persane et arabe ; puis, tout d’un coup, elle est devenue occidentale et surtout française. Peut-être découvrirait-on dans nos chansons populaires quelque élément spontané et original : mais cela ne compte guère.

« Les qualités essentielles du peuple turc apparaissent dans le domaine de l’action. Mais notre malheur a voulu qu’elles fussent constamment orientées vers un seul but : la guerre. Notre histoire n’est qu’une longue suite de victoires et de défaites, de guerres heureuses ou funestes. Ce goût de l’action, cette opiniâtreté dans l’effort, cette courageuse résistance à la fatigue et à la douleur, qui caractérisent les hommes de notre race, auraient-ils pu être dirigés vers d’autres objets, exploités à d’autres fins ? Oui, en théorie. En pratique, les événements ne l’ont pas permis,

« Dans les territoires conquis par les Turcs musulmans, vivaient des chrétiens et des juifs. Ceux-ci s’adonnaient à l’industrie et au commerce : les Turcs ne les voulurent ni dans l’armée, ni au gouvernement. « C’est nous, — dirent-ils, — qui avons conquis le pays, c’est à nous de le défendre militairement, comme c’est à nous de le gouverner. » Le peuple turc se réserva la supériorité politique, et par mépris, abandonna les autres aux non-musulmans. Les non-musulmans s’enrichirent, et les Turcs tombèrent dans la pauvreté.

« Ainsi naquit un double sentiment, une réciproque hostilité : le Turc envia la richesse, qu’il avait dédaigné d’acquérir ; le chrétien et le juif envièrent le pouvoir, qu’on leur refusait, et auquel leur richesse leur permettait désormais d’aspirer.