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aux traditions de l’absolutisme théocratique est une folie ; mais l’altière opiniâtreté qu’elle y déploie ne manque pas de grandeur. Le rôle qu’elle s’est arrogé dans l’État est funeste : du moins le joue-t-elle en tsarine... Quand elle comparaîtra « dans cette terrible vallée de Josaphat, » v’ietoï oujassnoï doline Josaphata, dont Raspoutine lui parle sans cesse, elle pourra invoquer non seulement l’irréprochable droiture de ses intentions, mais encore la parfaite conformité de ses actes avec les principes de droit divin sur lesquels est fondé l’autocratisme russe...



Mardi, 31 octobre.

Depuis deux jours, toutes les usines de Pétrograd sont en grève. Les ouvriers ont quitté les ateliers, sans formuler aucun motif, sur un simple mot d’ordre venu d’un comité mystérieux.

Ce soir, dîner au ministère des Affaires étrangères en l’honneur de Motono.

A sept heures et demie, comme j’achève de m’habiller, on m’annonce que deux industriels français, Sicaut et Beaupied, demandent à me voir pour une affaire urgente. Représentants de la fabrique d’automobiles « Louis Renault, » ils dirigent une grande usine dans le quartier de Viborg.

Je les reçois immédiatement ; ils me racontent :

— Vous savez, monsieur l’ambassadeur, que nous n’avons jamais eu qu’à nous louer de nos ouvriers, parce qu’ils n’ont eu, eux-mêmes, qu’à se louer de nous. Aussi ont-ils refusé de participer à la grève générale... Cet après-midi, pendant que le travail battait son plein, une bande de grévistes, venant des usines Baranowsky, a assiégé notre maison, en hurlant : « A bas les Français ! Assez de la guerre ! » Nos ingénieurs et nos contre-maîtres ont voulu parlementer. On leur a répondu à coups de pierres et à coups de revolver. Un ingénieur et trois contre-maîtres français ont été grièvement blessés. La police qui, sur ces entrefaites, était accourue, a bientôt reconnu qu’elle n’était pas de force. Un peloton de gendarmes a réussi alors à traverser la foule et est allé chercher deux régiments d’infanterie, qui sont casernés tout près de là. Les deux régiments sont arrivés quelques minutes après ; mais, au lieu de dégager l’usine, ils ont tiré sur la police.