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Alors, rapidement, elle énumère les motifs de son inquiétude. Sur le front russe, l’offensive Broussilow est arrêtée, sans aucun résultat décisif. En Roumanie, la catastrophe est inévitable, imminente. A l’intérieur de l’Empire, la fatigue, le découragement, l’irritation croissent de jour en jour. L’hiver commence sous les plus sombres auspices.

Je la remonte par quelques variations sur mon thème habituel. Quoi qu’il advienne, dis-je, la France et l’Angleterre continueront de se battre jusqu’à la victoire intégrale. Et cette victoire ne peut plus leur échapper, car il est désormais établi que l’Allemagne est aussi incapable de les écraser que de prolonger indéfiniment la lutte. Si, par impossible, la Russie se séparait aujourd’hui de ses alliés, elle se trouverait le lendemain dans le camp des vaincus ; ce ne serait pas seulement pour elle une honte indélébile ; ce serait un suicide national. En terminant, je demande à la grande-duchesse :

— Pour être si inquiète, n’auriez-vous donc plus confiance dans l’Empereur ?

Surprise par la brusquerie de ma question, elle me fixe un instant avec des yeux hagards. Puis, elle répond à voix basse :

— L’Empereur ?... J’aurai toujours foi en lui. Mais il y a aussi l’Impératrice !... Je les connais bien, tous les deux. Plus les événements iront mal et plus Alexandra-Féodorowna prendra d’influence, parce qu’elle a une volonté agissante, intervenante, harcelante. Lui, au contraire, n’a qu’une volonté négative. Quand il doute de lui-même, quand il se croit abandonné de Dieu, il ne réagit plus ; il ne sait que s’enfermer dans une obstination inerte et résignée... Voyez comme l’Impératrice est déjà puissante aujourd’hui. Avant peu, c’est elle seule qui conduira la Russie !...



Samedi, 28 octobre.

Réfléchissant à ma conversation d’hier avec la grande-duchesse Marie-Pavlowna, je me dis :

— En somme, et toute réserve faite quant aux aberrations mystiques, il y a chez l’Impératrice un caractère plus trempé que chez l’Empereur, une volonté plus tenace, un esprit plus vigoureux, des vertus plus actives, une âme plus militante et plus souveraine... Son idée de sauver la Russie en la ramenant