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des renforts là-bas !... D’après ce que m’écrit ma pauvre sœur, et vous savez comme elle est courageuse, il n’y a plus un instant à perdre : si la Roumanie n’est pas secourue sans retard, la catastrophe est certaine.

Je lui raconte mes instances quotidiennes auprès de Sturmer :

— Théoriquement, il souscrit à tout ce que je lui dis, à tout ce que je lui demande. En fait, il se retranche derrière le général Alexéïew, qui ne semble pas comprendre le danger de la situation. Et l’Empereur ne voit que par les yeux du général Alexéïew,

— L’Empereur est dans un état d’esprit déplorable !

Sans s’expliquer davantage, elle se lève brusquement et, sous le prétexte de prendre une cigarette, elle rejoint le groupe des dames.

J’entreprends alors et séparément le grand-duc Paul, le grand-duc Boris et le grand-duc Cyrille. Ils ont vu le Tsar récemment ; ils vivent dans la familiarité de son entourage : ils sont donc bien placés pour me renseigner. Je me garde néanmoins de les interroger trop directement ; car ils se déroberaient.. D’une façon incidente et comme sans y attacher d’importance, je fais intervenir les opinions du souverain ; j’allègue telle décision qu’il a prise, tel propos qu’il m’a tenu. Ils me répondent sans méfiance. Et leurs réponses, qu’ils n’ont pu concerter, ne me laissent aucun doute sur l’état moral de l’Empereur. Dans son langage, rien n’est changé ; il affirme toujours sa volonté et sa certitude de vaincre. Mais, dans ses actes, dans sa physionomie, dans son attitude, dans tous les reflets de sa vie intérieure, on devine le découragement, l’apathie, la résignation.



Jeudi, 5 octobre.

Le haut fonctionnaire de la cour, E..., vient déjeuner à l’ambassade. Pour le mettre tout à l’aise, je n’ai convié personne autre.

Tant que nous sommes à table, il se contient, à cause des domestiques. De retour au salon, il avale coup sur coup deux verres de fine champagne, s’en verse un troisième, allume un cigare et, le visage coloré, le front haut, il me demande hardiment :