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Il fait un signe de croix et ferme un instant les yeux, comme pour une courte oraison.

Je réponds simplement :

— Mais y aura-t-il un congrès ? Ne sommes-nous pas convenus que nous imposerions nos conditions à l’Allemagne ?

Poursuivant son idée, la figure extatique, il répète :

— Comme ce serait beau à Moscou !... Comme ce serait beau !... Dieu donne ! Dieu donne !

Il se voit déjà chancelier de l’Empire, successeur des Nesselrode et des Gortchakof, inaugurant le congrès de la paix générale au Kremlin. La mesquinerie du personnage, sa sottise, son infatuation se révèlent là tout entières. Dans sa lourde tâche, une des plus lourdes qui aient jamais pesé sur les épaules d’un homme, il n’aperçoit qu’une occasion de gloriole... et de profits personnels.

Le soir, je retourne, en grand uniforme, au ministère des Affaires étrangères, où le président du Conseil offre un dîner de gala au prince Kanin.

Trop de lumières, trop de fleurs, trop d’argenterie et d’orfèvrerie, trop de mets, trop de valetaille, trop de musique ! C’est aussi assourdissant qu’éblouissant. Je me rappelle comme la maison avait meilleur ton sous le règne de Sazonow, comme le luxe officiel restait de bon goût.

La table est présidée par le grand-duc Georges-Michaïlowitch ; je suis assis à la gauche de Sturmer.

Pendant tout le dîner, nous ne parlons que de questions banales. Mais, au dessert, Sturmer me dit ex abrupto :

— Le congrès de Moscou !... Ne pensez-vous pas que ce serait une consécration superbe de l’alliance franco-russe ? Un siècle après l’incendie, notre ville sainte verrait la Russie et la France proclamer la paix du monde !...

Et il développe complaisamment ce thème.

Je reprends :

— J’ignore tout à fait les vues de mon Gouvernement sur le siège du prochain congrès, et je serais même surpris que, dans l’état de nos opérations militaires, M. Briand ait arrêté son esprit sur une éventualité aussi lointaine. Je ne souhaite pas, d’ailleurs, comme je vous le disais ce matin, qu’il y ait un congrès. Nous avons, selon moi, un intérêt majeur à régler