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l’illusion de la musique. Inversement, les Russes demandent à la musique les effets de l’opium.



Mardi, 19 septembre.

L’hiver s’annonce déjà. Sous le ciel fauve, une pluie lente, invisible et glaciale fait flotter dans l’air comme une vapeur de neige. Dès quatre heures, le jour tombe. Terminant ma promenade vers cette heure-là, je passe devant la petite église du Sauveur-sur-les-eaux, qui s’élève au bord de la Néwa, près de l’Arsenal. J’arrête ma voiture et je descends pour visiter ce poétique sanctuaire, où je ne suis pas venu depuis le début de la guerre.

C’est une des rares églises de Pétrograd, où n’ait pas sévi le style conventionnel et fastueux de l’architecture italo-germanique ; c’est peut-être la seule où l’on respire une atmosphère de recueillement, un parfum mystique. Construite en 1910, à la mémoire des 12 000 marins morts pendant la guerre contre le Japon, elle reproduit un exemplaire exquis de l’art moscovite au XIIe siècle, l’église de Bogolioubowo, près de Wladimir.

A l’extérieur, des lignes simples, concises, avec des arcs romans et une svelte coupole. A l’intérieur, dans une pénombre chaude, les parois nues ont, pour seul ornement, des plaques de bronze, où sont gravés les noms de tous les navires, de tous les officiers, de tous les matelots, qui ont péri à Port-Arthur, à Wladivostock, à Tsoushima. Je ne connais rien de plus émouvant que ce nécrologe, dans sa sévérité... Mais l’émotion se transpose et touche au sublime, quand le regard se tourne vers l’iconostase. Au fond de l’abside obscure, un Christ d’une taille surhumaine plane et rayonne dans une buée d’or, au-dessus des flots sombres. Par la majesté de l’attitude, par l’ampleur du geste, par l’infinie commisération qui s’épanche des yeux, l’image rappelle les plus belles mosaïques byzantines.

Quand je suis venu ici la première fois, au début de 1914, je n’avais pas compris tout le symbolisme pathétique de cette effigie sainte. Aujourd’hui, elle m’apparaît d’une grandeur et d’une éloquence prodigieuses, comme si elle traduisait la vision suprême qui soutint, qui apaisa, qui enchanta des milliers et des milliers d’agonies pendant cette guerre.

Par un rapprochement naturel, je me souviens de ce que