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plus souvent, chez les Russes, ce point de repère est vacillant ou voilé, parce que leur perception de la réalité n’est jamais très distincte, parce qu’ils ne circonscrivent pas nettement leurs sensations et leurs idées, parce que leur faculté d’attention est faible, enfin parce que leurs raisonnements et leurs calculs sont presque toujours mêlés de rêve.



Samedi, 16 septembre.

Sous la pression croissante des Bulgares, les Roumains évacuent progressivement la Dobroudja. Et, chaque jour, chaque nuit, les avions autrichiens, partant de Roustchouk, bombardent Bucarest.

Du jour où la convention Rudéanu a été désavouée, ces malheurs étaient faciles à prévoir. Le Gouvernement roumain paie cher l’erreur qu’il a commise en dirigeant tout son effort militaire sur la Transylvanie, en se laissant leurrer par quelques vagues paroles venues de Sophia, en s’imaginant surtout que les Bulgares pouvaient avoir renoncé à venger par les armes leur désastre et leur humiliation de 1913.



Dimanche, 17 septembre.

Ce soir, au Théâtre Marie, on représente Sylvia et le Nénuphar. Dans les deux œuvres, le premier rôle est tenu par la Karsavina.

La salle somptueuse, aux draperies d’azur blasonnées d’or, est comble : c’est la réouverture de la saison hivernale, la reprise des ballets où l’imagination russe se délecte à suivre, au travers de la musique, le jeu des formes fuyantes et des mouvements rythmés. Depuis les fauteuils du parterre jusqu’au dernier rang des galeries supérieures, je n’aperçois que des visages clairs et souriants. Aux entr’actes, les loges s’animent de conversations légères qui égaient les yeux brillants des femmes. Les pensées importunes de l’heure présente, les images sinistres de la guerre, les perspectives sombres de l’avenir se sont dissipées, comme par enchantement, aux premiers sons de l’orchestre. Un rêve agréable flotte dans tous les regards.

L’auteur des Confessions d’un mangeur d’opium, Thomas de Quincey, raconte que la drogue opiacée lui procurait souvent