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vent, la marchande, — et pour elle sans doute le plus beau temps du monde est-il celui où les journaux ne remuent pas, — la marchande, empaquetée de lainages, tout au fond de son abri bariole avec, devant elle, des piles plus pesantes de journaux en las, et quelques solides revues, semble une sainte saugrenue que l’on vient saluer dans sa niche parmi l’envolement, qui gagnera bientôt le ciel, de ses immenses scapulaires.

La rue est barrée et sent le goudron ; des ouvriers rient ; un brasero rougeoie ; un moineau rôde ; à l’horizon, les Champs-Elysées et une station de taxis qui font une longue chenille vernie. Dans l’avenue, non loin du kiosque, un aulo stationne, et de son siège, le chauffeur en poil de bique s’amuse à regarder le vent feuilleter les feuilles et un chien subreptice qui, au pied de ce temple de l’actualité, exprime un dédain non dissimule pour toute cette prose inutile.

Un gamin à la Poulbot renifle avec convoitise une image violemment coloriée ; un monsieur très bien achète le dernier journal paru ; il dépose ses sous modestement sur l’éventaire ; sainte Journeaude ne le regarde même pas (faudrait voir qu’il n’eut pas de monnaie !). Inclinant son chef sur ses mitaines, sainte Journeaude semble dire : « Ceci vous sera compté en Paradis. Je ne vous oublierai pas dans mes prières... »

Cependant une jeune bonne accorte lui jetant un nom « d’illustré, » elle daigne murmurer au hasard, sans même regarder les ailes en papier de ses cocottes captives : « Je ne l’aurai pas ; ou je ne l’ai plus ; à moins que je l’aie pas encore. »

il fait froid ; l’Illustration en est toute rose ; le Cri de Paris a le nez incarnat ; Fantasio bleuit ; la Vie Parisienne grelotte, décolletée ; Femina se blottit près des Lectures pour tous qui verdissent. Une dame âgée demande en rougissant la Semaine de Suzette ; une petite fille veut le Temps ; le caniche d’un voisin vient chercher les Débats ; un vieux monsieur crépusculaire s’obstine à réclamer le Matin, et moi, je regarde un journal nouveau « essentiellement féminin » qui se nomma Dalila ou Cléopâtre et sur la première page duquel, poings en gueule et gueules au point, deux hommes demi-nus, féroces, se convoitent ; ce sont Criqui et Ledoux... Au ciel encore clair, au-dessus du kiosque, la lune lot levée, essentiellement féminine elle aussi, ne peut s’empêcher de sourire au souvenir d’Actéon.