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femmes ne se gênaient pas pour le plaindre. Le cortège s’ébranla, tourna dans la rue du Four, étroite et sinueuse, traversa le carrefour de la Croix-Rouge et s’engagea dans l’interminable rue de Grenelle où se succédaient, presque sans discontinuité, de hauts portails d’aristocratiques hôtels. Il y a encore là de vieilles maisons aux fenêtres desquelles se sont penchés des gens pour voir filer ce fiacre, entouré de gendarmes. Ce qu’on ne peut connaître, c’est l’angoisse silencieuse et poignante du malheureux dont on apercevait le visage dans l’enfoncement de la voiture. Démêle-t-il quelque chose à l’abjecte machination au succès de laquelle on le sacrifie ? C’est bien peu probable : il va mourir sans savoir pourquoi. Dans ce Paris réputé pour sa grâce et son aménité, il n’a eu affaire qu’à des monstres : les seuls êtres qu’il y aura connus sont un traître, trois policiers, deux concierges de prison, des espions, des juges implacables, le tortionnaire de Fouché. Et nul ne peut imaginer l’effarement d’horreur qu’il emporte de son enlizement dans ce cloaque, tandis que ses regards passent, sans voir, sur les nobles façades des Invalides que le fiacre laisse à sa gauche avant d’obliquer dans l’avenue de l’Ecole militaire, bordée de guinguettes, de rôtisseries, de tonnelles où boivent des soldats : — c’est dimanche. On suit maintenant les longs portiques à colonnes de l’Ecole militaire, puis on tourne à droite, dans un chemin sans maisons et qui mène aux bâtiments disparates du vieux château de Grenelle. Tout de suite, deux pavillons, écrasés et sinistres, du style tombeau : c’est la Barrière. Un détour à droite encore et l’arrêt : des soldats, des curieux, une longue avenue déserte le long d’un haut mur s’étendant à perte de vue ; le condamné qu’on amène ; quelques pas dans l’herbe râpée ; le peloton qui s’apprête ; un officier qui se détache, un papier à la main, et bredouille le jugement ; puis le malheureux qu’on place contre le mur ; on s’écarte de lui ; un commandement ; une décharge ; un corps qui bondit et roule, dans une contorsion dernière et que des hommes, tout à l’heure, porteront au cimetière de Vaugirard ; telle était une exécution militaire à la Barrière de Grenelle et telle fut la fin de Charles Vitel dans cet après-midi sombre et grelottant de printemps.

La nuit qui suivit, Perlet, tout de même, dut mal dormir.


G. LENOTRE.