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roubles que lui servait, — irrégulièrement, — l’Empereur de Russie ; mais, comme le dénuement était général et qu’on n’avait point à souffrir des comparaisons, on en prenait son parti, dans l’espoir des revanches prochaines. De ces résignations naissait une sorte d’indolence accrue encore par l’éloignement de la France, et l’on s’explique que, à vivre repliés sur eux-mêmes, isolés sous un climat soporatif, ces naufragés de la Révolution se fussent abandonnés à tous les songes dont pouvait s’agrémenter leur somnolence.

Les gens de passage, ceux que la vie agissante tenait éveillés et qu’un devoir, le hasard ou la simple curiosité amenaient à Mitau, rapportaient de ce Versailles au Bois dormant des impressions lamentables. Le prince de la Trémoille, chef temporaire de l’agence royaliste, au temps du Consulat, échappé à la fournaise de Paris et venu à Mitau dans l’espoir d’y retremper son ardeur, s’en sauvait « écœuré jusqu’au dégoût, » et épouvanté de n’y avoir trouvé que des fossiles endormis, volontairement sourds à tout ce qui troublait leur rêve. La jeune duchesse Dorothée de Biren, la future duchesse de Dino, dont le père avait régné sur la Courlande, fut admise, encore presque enfant, mais déjà douée d’une pénétration singulière, à présenter ses hommages aux Bourbons de France, hébergés dans le château qu’avaient possédé ses ancêtres : on la présenta à « la Reine ; » elle en eut peur : — « Je n’avais jamais vu une femme plus laide ni plus sale ; ses cheveux gris, coupés en hérisson, étaient couverts d’un mauvais chapeau de paille tout déchiré ; son visage était long, maigre et jaune ; sa taille petite et grosse soutenait, je ne sais comment, un jupon sale sur lequel flottait un petit mantelet de taffetas noir tout en loques. La messe, les vêpres, le salut, la chasse occupaient le duc d’Angoulême ;...le duc de Gramont cherchait partout un bon diner ; M. d’Agoult soignait déjà Mlle de Choisy... » La petite Dorothée jugeait que « si l’on n’avait été aveuglé par le besoin de trouver intéressants des gens malheureux, » on aurait pris très mauvaise idée des proscrits qu’abritait le domaine de ses pères. — Vers la même époque, c’est-à-dire dans les premiers mois de 1807, le czar Alexandre voulut bien, sur l’instante prière de Louis XVIII, s’arrêter à Mitau qu’il traversait en se rendant à son armée. Les exilés avaient résolu d’éblouir ce puissant allié auquel ils devaient tant : à la poste, il trouva le duc d’Angoulême venu