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qui osent interroger le ciel : « Dieu va leur répondre par la foudre ! « Les autres s’écrient, affolés : » C’est la fin du monde ! Nous allons tous mourir ! Seigneur, ayez pitié de nous !... » Mais bientôt, le soleil reparaît. Les esprits se calment. On se félicite d’avoir échappé à un tel péril : « Remercions Dieu de pouvoir vivre encore !... »

Non moins significatifs sont les troubles populaires que provoquent habituellement les famines et les épidémies, si fréquentes en Russie. A chaque famine, la même accusation se propage : « Ce sont les fonctionnaires et les seigneurs qui accaparent les grains !... » Ou bien encore : « Les tchinovniks et les barines ont organisé l’extermination du peuple pour lui enlever ses terres. » Dans les épidémies, la méfiance des paysans se tourne invariablement contre le médecin, qui représente à leurs yeux l’agent des autorités : « Pourquoi parle-t-il un langage incompréhensible ? Pourquoi ces airs impénétrables et ces pratiques étranges ? Nul doute : c’est lui qui sème le choléra ; c’est lui qui empoisonne les pauvres moujiks par ordre du Gouvernement !... » Et l’on brûle l’hôpital ; on saccage le laboratoire ; on injurie, on frappe et parfois même on tue le médecin.

A cet égard, le romancier Véressaïew, toujours si exact dans ses descriptions de la vie russe, n’a rien exagéré lorsqu’il nous raconte l’aventure navrante du docteur Tchékianow. Celui-ci, jeune et ardent, obsédé par le désir de servir les humbles, accomplit des prodiges de dévouement, au cours d’une épidémie cholérique. Il n’en est pas moins traité d’empoisonneur par les brutes ignares qu’il est venu secourir, puis invectivé, outragé, enfin roué de coups. Sur son lit de douleur, il réfléchit amèrement. Mais, loin de garder rancune à ses bourreaux, il se sent pris pour eux d’une pitié infinie et il écrit dans son journal : « Ils m’ont battu ! Oui, ils m’ont battu comme un chien enragé, parce que je suis venu à leur aide, parce que je leur ai consacré toute ma science et toutes mes forces. Aujourd’hui seulement, je comprends à quel point je les aimais. Je n’ai pas réussi à gagner leur confiance. Je les avais presque amenés à croire en moi ; quelques verres de vodka ont suffi pour les replonger dans leurs ténèbres et réveiller leurs instincts primitifs, leurs instincts sauvages. Maintenant, je sens que je vais mourir. Mais pourquoi ai-je lutté ? Au nom de quoi vais-je mourir ? Évidemment, cela devait être ainsi. Les moujiks n’ont jamais vu en