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avons des pères intellectuels dans tous les pays. Kant, Goethe, Hegel ont des droits sur les premiers d’entre nous. » Et il rêve d’une France large, accueillante, généreuse, sachant rendre justice à ses ennemis, « ouverte à tous les pensers, » et qui, rien qu’en restant elle-même, « se maintiendra à la tête des peuples de l’Europe. » « Nous n’aimons guère, avoue-t-il, les chants guerriers de M. Déroulède ; » il déclare qu’ils manquent d’art ; il trouve son chauvinisme « encombrant » et sa Ligue des Patriotes « un peu bien bruyante ; » mais il rend hommage à sa « sincérité, » à son « désintéressement, » se défend « de sourire de lui. » « Celui qui se dévoue à un idéal, quel qu’il soit, affirme-t-il, mérite notre respect. » Et sans s’aviser de la contradiction, au moins apparente, voici soudain qu’il écrit :


Certes, ils sentirent des colères terribles ceux de nos aînés que nous aimons le plus ! Et nous-mêmes, qui revoyons la sombre année au vague brouillard de notre jeunesse, nous sentons dans le défilé d’un régiment tenir l’honneur de la patrie ; toutes les fanfares militaires nous entraînent à la terre conquise : le frisson des drapeaux nous semble un lointain signal aux exilés ; nos poings se ferment ; et nous n’avons que faire d’agents provocateurs...

Notre tâche spéciale, à nous jeunes hommes, c’est de reprendre la terre enlevée, de reconstituer l’idéal français qui est fait tout autant du génie protestant de Strasbourg que de la facilité brillante du Midi. Nos pères faillirent un jour ; test une tâche d’honneur qu’ils nous laissent. Ils ont poussé si avant le domaine de la patrie dans les pays de l’esprit que nous pourrons, s’il le faut, nous consacrer quelques années au seul souci de reconquérir les exilés. Il n’y faudra qu’un peu de sang et quelque grandeur dans l’âme...

Et puis le jour que nos conducteurs agiteront le drapeau et sonneront le tocsin, on verra ce que peut un peuple qui s’estime assez haut pour estimer ses adversaires (5 novembre 1884).


Un autre jour, notre étudiant découvre Amiel, que lui révèlent « deux superbes articles de Renan, dans les Débats. » Tout son mois d’octobre, nous confie-t-il, » a vécu de ces deux articles de Renan et de quelques phrases d’Amiel. « Et à ce propos, il écrit avec quelque rudesse :


Jamais on n’imagina pareille impudence. Renan aime à faire accepter des âmes simples les plus parfaites immoralités : il les trouble et il les charme. C’est un parfait rhéteur et celui qui aura fait le plus pour le nihilisme moral de la génération que nous sommes. Les