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la rue, — avec quels sentiments de piété et de vénération ! — « les maîtres de la grande espèce, » les Taine et les Renan. Un jour, il vit Victor Hugo. « Jour inoubliable, celui où je causais avec Leconte de Lisle et Anatole France dans la bibliothèque du Sénat et qu’un petit vieillard vigoureux, — c’était le Père, c’était l’Empereur, c’était Victor Hugo, — nous rejoignit ! Je mourrai sans avoir rien vu qui m’importe davantage. Ah ! si, quelque jour, je pouvais mériter que l’Histoire acceptât ce groupe de quatre âges littéraires ![1] » Victor Hugo, avant de mourir, eut le temps de distinguer les articles du jeune Maurice Barrès[2].

Celui-ci débutait dans la vie littéraire à un « moment » singulier : les vieilles formules, les vieilles écoles s’épuisaient ; les nouvelles directions n’existaient pas encore. En poésie, le romantisme avait depuis longtemps achevé sa course glorieuse ; le Parnasse jetait ses derniers feux : il n’était pas encore question de symbolisme. Dans le roman, le naturalisme triomphait avec insolence ; mais il avait déjà reçu plus d’une atteinte, — on ne l’aimait pas à la Jeune France[3], — et ses jours étaient virtuellement comptés : les premiers romans exotiques de Pierre Loti avaient déjà paru, et M. Bourget préludait par ses Essais de psychologie, que publiait la Nouvelle Revue, à ses futurs romans psychologiques. Au théâtre, Sardou, Pailleron et Becque remplissaient l’interrègne entre Dumas fils et le Théâtre libre. En critique, Jules Lemaitre et Émile Faguet n’avaient pas encore percé ; seul Brunetière, ici même, commençait à rompre vigoureusement des lances, pour la défense de la grande tradition française. Planant au-dessus de toute cette production livresque, Renan et Taine poursuivaient, ou plutôt achevaient leur œuvre historique, et leurs conclusions contradictoires n’étaient point pour éclairer d’une vive et sûre lumière ceux qui auraient voulu s’inspirer d’eux pour organiser la démocratie

  1. Un homme libre, nouvelle édition revue et augmentée d’une préface inédite, Fontemoing, 1905, p. 5-6.
  2. « Quelques mois plus tard (1882), Juliette (Drouet) remarque, au cœur d’une petite revue, la Jeune France, un article signé d’un nom tout nouveau : Maurice Barrès. Et la première, elle signale à Victor Hugo les dons de sensibilité et de poésie qui caractérisaient déjà le futur auteur d’Un amateur d’âmes. » (Louis Guimbaud, Victor Hugo et Juliette Drouet, Paris, A. Blaizot, 1914, p. 250, note 1.)
  3. « Mais Zola ! Même au lycée, sa Nana m’ennuyait. Cet homme s’agite sur un plan inférieur, où n’a que faire le véritable amateur d’héroïsme ou de plaisir. » (Émile Zola comme littérateur, Écho de Paris, 10 mars 1908, non recueilli en volume.)