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avec angoisse et nul ne peut répondre du lendemain. Il faudrait que le Gouvernement pût se maintenir contre ce qui le déborde jusqu’aux élections qui vont se faire, qu’il sortit de ces élections gigantesques une Assemblée raisonnable et que cette Assemblée décrétât la Constitution américaine : un Président et deux Chambres ; mais que de doutes et de périls jusque-là [1] ! « 

Après le tumulte du 15 mai, devant le péril imminent, ses amis l’adjurent de quitter Paris, d’aller se réfugier en province. Il reste sourd à tous les conseils. A la princesse Belgiojoso, qui, dans un appel pressant, insiste à nouveau pour qu’il vienne la rejoindre en Italie, lui vantant la douceur de vivre à Portici, « dans un paradis sur le bord de la mer, sous des bosquets d’orangers, de palmiers et d’aloès, dans un air qui semble imprégné d’intelligence, tant il est sympathique et vivifiant, » il oppose le même refus obstiné : « Je suis vivement touché, ma chère sœur, mais, hélas ! il n’y faut point songer, à présent moins que jamais ; je vivrai et je mourrai avec mon pays. »

Les journées de Juin le trouvent inébranlable dans sa volonté, et c’est le 26, au fracas de la canonnade, qu’il fournit à Ulric Güttinguer ces explications d’un si noble stoïcisme :


« Monsieur et ami,

« Votre souvenir est de ceux qui me font du bien, quand ils viennent me chercher, soit dans les bons, soit dans les mauvais jours.

« J’ai reçu des conseils de retraite en province ou à la campagne et je les ai tous rejetés. Voici mon plan de vie et de mort. Je suis un soldat de la science, je resterai à mon poste, c’est-à-dire à Paris, car nulle autre part, mon travail ne peut se continuer et, si le péril extrême arrive pour moi, il me trouvera occupé comme Archimède, entre une phrase dictée et des notes pour la suivante.

« Je ne puis vous dire que j’ai une grande confiance dans la paix que l’énergie du général Cavaignac veut nous procurer. Les doctrines des soi-disant socialistes survivront à la défaite des atroces fanatiques qu’elles ont armés contre la liberté, la propriété, la raison, la morale, en un mot contre la conscience du genre humain. Ces doctrines délétères nous assiègent de toutes parts et sous toutes les formes : elles seront un poison lent pour

  1. Lettres à la princesse Belgiojoso, 25 mars 1848.