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celle-ci était obligée de chercher pour sa politique un autre point d’appui. « En tant que chrétiens, nous désirons tous les progrès de la foi qui assure notre salut ; mais notre politique n’a point pour tâche de faire œuvre de mission chrétienne. Les deux choses se trouvent mieux de ne pas s’engager dans une voie commune... Ce fut, croyons-nous, une bonne fortune, que la volonté de l’Allemagne de servir le christianisme en Orient se soit heurtée à de graves obstacles, à Rome comme à Paris. » Et ce pasteur évangélique déclarait sans détour : « L’Allemagne doit se désintéresser des massacres des chrétiens en Orient [1]. »

Encore si l’Allemagne s’était simplement désintéressée des massacres ! mais on sait qu’elle n’hésita point à les provoquer, et que même elle prit soin d’en régler méthodiquement l’ordonnance. Pendant la guerre, la déportation et l’extermination des chrétiens de la Turquie d’Asie forment une partie essentielle du plan de campagne dressé par l’Etat-major allemand : le rapport présenté au Ministère français des Affaires étrangères par le R. P. Berré, missionnaire dominicain, aujourd’hui archevêque de Bagdad, sur les massacres de Mardin, qui coûtèrent la vie à 127 700 chrétiens des deux sexes (juin 1915), conclut formellement, tout au moins à la complicité du gouvernement de Berlin : « Les Turcs, — écrit Mgr Berré, — étaient incapables d’organiser, à eux seuls, d’une manière aussi savante, aussi habile, aussi méthodique, une entreprise de cette envergure. » Ce témoignage est celui d’un homme qui a vécu et travaillé en Turquie pendant trente-quatre ans.

Les chefs de l’Union et Progrès, qui gouvernaient alors l’Empire, et les agents civils et militaires de la politique allemande se trouvèrent complètement d’accord sur la nécessité de détruire l’élément chrétien. Le fanatisme religieux et révolutionnaire qui inspirait les premiers devint un instrument commode aux mains des seconds, qui voulaient faire place nette et se débarrasser de populations riches, intelligentes, relativement organisées, qu’ils savaient fort attachées à la tradition française et d’autant plus réfractaires à leurs projets. « Je n’ai pas oublié, — écrit encore Mgr Berré, — la parole d’un officier supérieur de l’armée allemande qui disait, en tendant le poing vers les montagnes du Liban où les maisons des chrétiens étaient partout

  1. Frédéric Naumann, Asia (1913) p. 148.