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On estimait donc à Moscou, vers la fin de 1920, que l’expérience tentée en Anatolie avait parfaitement réussi : la nécessité la plus urgente, pour le gouvernement des Soviets, était de se procurer des alliés, qui fussent en situation de menacer et d’atteindre ses propres ennemis. Les Turcs d’Anatolie n’avaient-ils point une frontière commune avec la France en Syrie, avec l’Angleterre en Mésopotamie ? Mais, pour s’assurer la collaboration des Turcs, il fallait encourager et soutenir leurs revendications nationales, et non pas tenter de les convertir au communisme.

C’est pour avoir ignoré ou méconnu la tactique du gouvernement de Moscou, que l’opinion occidentale traita si légèrement de « bluff » et de chantage les avis alarmants qui venaient de Constantinople. Certes, l’Anatolie était un médiocre terrain pour la semence bolchéviste. Tout paysan turc est un petit propriétaire. Le droit de propriété individuelle, imprescriptible, on pourrait dire éternel, est à la base de la législation et de l’organisation sociale islamiques. Le Turc musulman, rebelle au socialisme pour des raisons historiques et économiques, est hostile au communisme pour des raisons traditionnelles et religieuses. Tout cela est vrai, mais les agents de Moscou le savaient, ils s’en étaient rendu compte : aussi ne parlaient-ils plus de communisme aux Turcs d’Anatolie ; ils se contentaient d’entretenir, et au besoin d’exaspérer leur ressentiment et leur haine contre les puissances d’Occident.

A Angora, leur tâche fut assez facile. Les Unionistes intransigeants, les amis d’Enver et de Talaat s’y trouvaient en grand nombre, tandis que les plus modérés, ceux qui passaient pour francophiles, étaient enfermés à Malte, par les soins des Anglais. On retrouvait dans la capitale nationaliste la plupart des journalistes marrons qui naguère, à Constantinople, s’étaient vendus aux Allemands, et qui ne demandaient à présent qu’à se faire acheter par les Russes. Le « Comité d’Action et de propagande pour l’Orient » n’eut que la peine de choisir. Le mot d’ordre fut d’empêcher tout rapprochement entre le gouvernement d’Angora et les puissances de l’Entente. L’Angleterre étant suffisamment compromise par sa propre politique, c’est contre l’Italie et surtout contre la France que la presse devait s’acharner.

En même temps qu’ils manœuvraient l’opinion, les délégués bolchévistes agissaient sur l’Assemblée et sur le gouvernement. La défiance de Moustapha Kemal était difficile à endormir ;