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le ciel. Infortuné ou honni, il perd tous ses droits à la gloire.

Heureux le couple héroïque dont les restes méconnaissables se mêlent sur la civière comme des tisons fumants !


Les grands jets de lumière se succèdent avec une rapidité spasmodique comme en cette nuit d’août, quand nous allions ensemble, pareils à deux aveugles, serrés l’un contre l’autre, le long de la Riva qu’inondait l’averse, blessés par le tranchant des éclairs ininterrompus chaque fois que nous entr’ouvrions les paupières.

Je demande une trêve, afin de fixer son visage tel que je le vis pour la dernière fois.

Comment m’éveillai-je ce matin-là ? Quel fut le songe qui accompagna mon âme au seuil de la lumière ?

Comme les arbres exposés aux rayons du couchant, les actions projettent derrière elles une ombre que personne ne mesure.

Me voici levé, habillé ; j’ai mon manteau, j’ai mon courage de chaque matin. Rien ne m’attache à la maison. Cette maison est moins qu’une tente passagère. Je suis libre avec mon dessein, et mon dessein est tout pour moi.

Je sors. Cette petite maison a une porte de fer qui se referme d’un seul coup.

Bora[1]. Pluie. Le canal n’est qu’un ululement.


20 décembre.

Le canot de Saint-André ronfle contre la rive. J’emporte avec moi les valises et le sac des messages.

La lagune agitée.

L’eau qui gicle.

Le mécanicien de Sicile avec qui je cause.

Arrivée à Saint-André. Beppino m’attend. Il a son uniforme neuf, sa vareuse bleue à boutons d’or et des culottes dans des guêtres. Etrange sensation. Mon regard de myope ne le reconnaît pas tout de suite. Quelque chose d’indéfinissable flotte à cet instant entre lui et moi.

Je descends à terre en traversant les barques pontées. Il m’accompagne, avec cette gentillesse presque déférente qu’il a toujours conservée même dans notre familiarité, le long de la rive boueuse où le vent souffle plus violemment.

  1. Vent d’est-nord-est.