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séjourner ; de sorte que la sinistre tour dont les locataires forcés ne manquaient pas d’argent, prenait, à certains jours, l’aspect d’un hôtel de bon ton où l’on faisait bombance à tous les étages : d’ailleurs, Fauconnier avouait ses préférences pour ceux de ses pensionnaires qui, friands de bonne chère, ne négligeaient pas de l’inviter à diner : il leur recommandait aussi la prudence, n’étant pas sûr de tous les détenus, au nombre desquels pouvaient se glisser des espions, — des moutons en terme d’argot pénitentiaire ; — « Il ne faut rien dire devant moi qui puisse être répété à la police, car si je ne le rapportais pas, d’autres s’en chargeraient, et je perdrais ma place. » Une telle liberté d’action était laissée aux détenus que l’un d’eux, ecclésiastique vénérable, transforma sa cellule en oratoire et y conservait le Saint-Sacrement.

Dès que Fauche fut libéré du secret. Fauconnier tint à le présenter lui-même aux autres détenus : le libraire, que les belles fréquentations chatouillaient agréablement, trouvait là de quoi se satisfaire : il allait, durant son séjour au Temple, lier connaissance avec nombre de gentilshommes dont il dresse orgueilleusement la liste : le duc de Bouillon, le prince Pignatelli, le marquis de Puyvert, le marquis de Rouzière, les comtes de Valmorel et de Frotté, le baron de La Rochefoucauld, les chevaliers de Vaudricourt, de Mézières et de Velcourt : un richissime Anglais, lord Camelfort, beau-frère de lord Grenville, sans compter d’autres personnages notables dont il se targuera toujours d’avoir partagé la captivité. De si belles relations le rehaussent à ses propres yeux et lui font apprécier le séjour de la prison ; d’autant qu’il ne s’y trouve pas matériellement malheureux : il a de l’argent ; il semble même en avoir beaucoup. Et puis il reçoit des visites : on n’a pas oublié, peut-être, les deux enfants de son beau-frère Vitel, qu’on a vus pleurant leur père, fusillé à Genève au temps de la Terreur : l’ainé, Edouard, a maintenant atteint sa vingt-troisième année ; il tient à Paris, rue des Saints-Pères, un petit établissement de commissionnaire en librairie ; quotidiennement, souvent même deux fois par jour, il vient au Temple causer avec son oncle Fauche et se charge de sa correspondance au dehors, car, dans cette prison de bonne compagnie, on s’abstient de fouiller les visiteurs. Fauche-Borel voit fréquemment aussi une de ses parentes, Neuchâteloise fixée à Paris où elle a épousé un officier de cavalerie