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« Moustapha Kemal et les hommes qui l’entourent n’envisagent pas la situation de la même manière. Pour eux, tout est subordonné à un but unique, exclusif : la défense du sol national, le salut de l’Empire ottoman. S’ils ont traité avec le gouvernement de Moscou, c’est d’abord parce qu’ils étaient dans la nécessité absolue d’assurer un de leurs fronts, pour consacrer toutes leurs forces à défendre l’autre ; c’est ensuite parce qu’ils avaient besoin d’un matériel de guerre, que seuls les Russes étaient en état de leur fournir sans retard. Le gouvernement d’Angora a conclu un accord formel avec celui de Moscou ; mais il n’en interdit pas moins l’accès de son territoire aux agents de propagande que Lénine essaye d’introduire en Anatolie ; il n’en relient pas moins en prison les directeurs des deux journaux que le « Comité d’action pour l’Orient « avait fondés à Trébizonde et à Eski-Chéhir, et qui ont dû, l’un et l’autre, cesser leur publication.

« Ce n’est pas à dire que le bolchévisme ne joue aucun rôle dans les desseins de Moustapha Kemal. Pour le chef du mouvement national turc, le bolchévisme constitue la réserve suprême, l’extrême ligne de repli. La pensée de Kemal pourrait, à ce qu’il semble, s’exprimer par ce dilemme : « Ou les Grecs sont vaincus, notre but est atteint et nous redevenons maîtres chez nous ; ou les Grecs sont vainqueurs : alors, nous ouvrons les écluses et nous laissons le flot bolchéviste déferler sur l’Anatolie, au plus grand dommage des États européens. » Et croyez bien que les gens d’Angora sont en situation d’évaluer la gravité de la menace qu’ils tiennent ainsi suspendue : témoins des efforts inouïs que fait le gouvernement de Moscou pour étendre son influence au delà du Caucase, ils ont parfaitement compris que les grandes Puissances occidentales, à peu près invulnérables chez elles, peuvent au contraire être facilement et sensiblement atteintes en Asie.

« Pour le moment, Moustapha Kemal fait la guerre, il accepte tous les concours, il met en œuvre toutes les forces. Les préoccupations politiques, les distinctions de parti passent au second plan. Elles reprendront leur importance, quand le but sera atteint. Qu’on aperçoive mieux alors la distance qui sépare l’idéal du chef nationaliste et celui des Unionistes, cela est assez probable. Mais l’espoir de tous les Turcs est qu’à l’heure décisive, le patriotisme et le sentiment de l’intérêt national