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chiffres qui figurent aux statistiques des douanes sont moins scandaleux. Les maisons de jeu sont devenues innombrables, également fréquentées par les Européens et par les indigènes, et protégées par la complaisance, souvent intéressée, de la police britannique.

Péra n’a jamais été l’asile de toutes les vertus ; mais il est devenu, depuis l’occupation, un mauvais lieu si flagrant, si caractérisé, que les musulmans de Stamboul en interdisent l’accès à leurs familles, et que la police ottomane a reçu l’ordre d’expulser les femmes turques non accompagnées qui seraient rencontrées, de jour ou de nuit, dans un café ou dans un restaurant pérote. Tout cela n’est pas fait pour rehausser, dans l’opinion des Turcs, le prestige de la civilisation occidentale. On objectera que de tels inconvénients accompagnent nécessairement la présence, dans une ville occupée, de forces militaires considérables et le plus souvent inactives. Rien n’est plus exact, et toute la question est de savoir s’il était vraiment indispensable de prolonger aussi longtemps l’occupation de Constantinople.

Voilà comment m’est apparue la capitale ottomane sous le régime de l’occupation interalliée. Une agglomération d’un million et demi d’habitants, dont un quart environ est sans logement et plus d’un dixième sans moyens d’existence. L’ordre public maintenu à grand fracas et à grands frais par des étrangers qui généralement ignorent tout du pays. Des fonctionnaires alliés innombrables qui, se gênant les uns les autres, n’administrent point, et empêchent les autorités indigènes d’administrer. La justice absente, ou si l’on veut, suspendue ; la police absorbée par des besognes politiques, et laissant les criminels exercer librement leurs multiples industries. Le grand commerce arrêté, la spéculation florissante, le vol et la corruption sous toutes les formes et à tous les degrés. Une misère effrayante, et une démoralisation qui dépasse tout ce que j’ai pu observer en deux ans de voyage à travers une Europe que la guerre a bouleversée.


L’ESPRIT PUBLIC, SENTIMENT NATIONAL ET ZÈLE RELIGIEUX

Qu’en pensent les Turcs ? C’est ce que j’ai d’abord essayé de savoir. L’entreprise était malaisée. La lecture assidue des journaux