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Dieu sait si, dans ce coin de terre surpeuplé et privé de ressources qu’occupent Constantinople et son énorme banlieue, la présence de 150 000 Russes était désirable. C’est pourtant là qu’ils débarquèrent, après que la victoire bolchéviste les eut chassés de Sébastopol. Les débris de l’armée Wrangel furent rassemblés dans des camps militaires à Gallipoli et dans l’ile de Lemnos ; la population civile se dispersa dans la capitale, dans les faubourgs, le long du Bosphore, dans les villages et dans les couvents des Iles des Princes. Jusqu’à l’automne dernier, le Gouvernement français a pourvu à l’entretien des soldats et des officiers russes vivant dans les camps. Heureusement, de mois en mois, leur nombre allait décroissant : les uns, sur leur demande, étaient renvoyés en Russie ; d’autres émigraient, comme ouvriers agricoles, dans les Etats de l’Amérique du Sud ; la Yougoslavie, la Bulgarie, la Tchéco-Slovaquie en recueillaient sur leur territoire quelques dizaines de mille. Le général Wrangel et son état-major sont demeurés sur le Bosphore, à bord d’un yacht transformé en petit navire de guerre ; et il reste à Constantinople, outre les civils, les nombreux officiers et soldats qu’on a autorisés à y habiter, sur l’assurance qu’ils possédaient ou qu’ils étaient aptes à se procurer des moyens d’existence : assurance souvent illusoire.

Les rues de Péra sont pleines de Russes, de toute provenance et de toute condition : officiers de la Garde, portant sur leur tunique ou sur leur blouse, à côté des décorations, les insignes du corps où ils servaient ; Cosaques du Don à la taille élégante et mince, bien prise dans la longue redingote ajustée ; Kalmouks aux yeux bridés et au nez aplati, princes du Caucase, paysans de Crimée. Les émigrés russes qui disposaient de quelques ressources ont ouvert dans le quartier européen des restaurants et des pâtisseries, des boucheries et des épiceries, des maisons de tailleur et des boutiques de modes. Leurs magasins sont bien fournis et on y est moins volé qu’ailleurs ; leurs restaurants, où, dans les premiers temps, le service était fait par de grandes dames authentiques, dont les noms et les titres étaient soigneusement affichés sur les tables, ont attiré tout de suite la clientèle riche et vaniteuse de Péra. D’autres établissements du même genre se sont ouverts avec le même succès, à Prinkipo et à Halki, à Arnaut-Keui et dans les stations les plus mondaines du Bosphore. Un plus grand nombre de réfugiés, moins fortunés