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Vous vous rappelez l’anecdote que Cherbuliez aimait à raconter. Buloz et lui, se promenant en Savoie par une belle après-midi d’été : « Ah ! dit Buloz au romancier en lui montrant un banc de gazon dans l’ombre d’un bouquet de grands arbres, comme on serait bien là pour corriger des épreuves ! » C’est le pendant de la pomme de Newton et de son mot : « En y pensant toujours ! « Aussi, quelle œuvre ! A feuilleter les numéros de la Revue, c’est toute la littérature française du XIXe siècle qui se rencontre dans ces pages, — ou presque toute : George Sand et Sainte-Beuve, Hugo, Lamartine et Musset, Stendhal, Vigny, Mérimée, — je cite au hasard, — Taine, Renan, Feuillet, Baudelaire, Sully Prudhomme. J’allais oublier Balzac, lequel, il est vrai, ne fit qu’y passer. Buloz et lui s’étaient brouillés avec éclat. Vous venez, mon cher Doumic, de les réconcilier en faisant rentrer dans la vieille maison, avec les lettres à la Dilecta, le génial romancier du Lys dans la Vallée.

Si ce fervent et infatigable Buloz avait pu se choisir un successeur selon son rêve, c’est vous sans aucun doute qu’il aurait appelé à continuer sa tâche. Cette passion qui l’animait pour sa Revue, nous la constatons en vous tous les jours, nous, vos collaborateurs d’à présent. Brunetière avec son ardeur combative. Francis Chai mes avec sa judicieuse fermeté, avaient réussi à lui faire traverser les années difficiles, celles où le succès obtenu risque de se détruire par sa propre durée. Vous avez pris, vous, la direction, dans une période plus difficile encore, en pleine guerre, et quand tout semblait devoir manquer, les écrivains pour écrire, les lecteurs pour lire, jusqu’aux ouvriers pour composer, et au papier pour imprimer les livraisons. Et voici que jamais les abonnements n’ont été plus nombreux, jamais plus vif l’intérêt du public, jamais la Revue plus vivante. Mais aussi quelle assiduité dans votre labeur ! Quelle entente de ce qu’il faut demander à celui-ci, à celui-là ! Quel accueil aux talents nouveaux ! — n’est-ce pas, Jérôme et Jean Tharaud ? Quel don absolu, complet, de toutes vos heures ! Aussi, quand vous montez l’escalier de l’hôtel de la rue de l’Université, qui a remplacé la maison de la rue Bonaparte, avez-vous le droit de dire comme jadis Bersot parlant de son École Normale, après la guerre de 1870 : « Il y a là un coin de France qui va bien. »

Oui, un coin de France, — la formule n’est pas prétentieuse. Elle traduit une simple vérité : les grandes publications périodiques importent aux Lettres, et les Lettres importent au pays. La puissance d’une nation n’est pas faite seulement de ses forces économiques et militaires, ni même de ses forces industrielles et scientifiques. La