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regarder, dans un observatoire confortable, la comédie de tous les jours. L’après-midi, sa voiture le porte vers la Villa Borghèse ; le soir, au moment où le soleil se couche dans sa gloire, il le contemple du haut du Pincio. Il m’emmène et je me laisse enlever. Il me fait faire le tour de la Villa, et je lui fais faire le tour de l’Europe ; il se prête au jeu et bavarde, — non sans plaisir.

— Pour ce qui est de l’Autriche, me dit-il, cette grande haine, qui était un des sentiments les plus profonds de la conscience italienne, a naturellement disparu avec son objet. L’Autriche ne représente plus qu’un lambeau de territoire, avec une ville qui fait des prodiges pour conserver une vie factice : comment la détesterait-on ? Quelques explosions de colère rétrospective ; et une vigilance soupçonneuse, qui s’oppose à toute tentative de reconstitution, réelle ou supposée : voilà tout ce qui reste du passé. La vengeance a été si complète, le triomphe si éclatant, qu’on se trouve comme désarmé. L’habitude d’avoir un ennemi à détester manque tout d’un coup : dans l’orgueil de la victoire entre une nuance d’étonnement. Il est noble, mais dangereux, d’avoir un adversaire plus fort que soi ; il est agréable d’avoir un adversaire légèrement inférieur ; avoir un adversaire réduit à l’état de pygmée, voilà qui est délicieux, mais déconcertant. Les Italiens se portent volontiers, à présent, vers ce pays qu’ils considéraient naguère comme l’abomination de la désolation ; ils cherchent tout naturellement le bénéfice du change. Vous avez dû rencontrer déjà nombre de petits bourgeois se vantant d’avoir acheté à Vienne qui des souliers, qui des appareils photographiques, qui des fourrures. On a l’impression d’être millionnaire, quand on contemple dans sa sacoche des liasses de billets de mille couronnes : et en fin de compte, mille couronnes, cela fait treize lires. Il y a quelque joie, puérile si l’on veut, mais intense à jouer au Crésus à peu de frais, pour rapporter au logis des acquisitions avantageuses : utile dulci. Deux mille couronnes pour ma chambre d’hôtel, mille pour mon déjeuner, quinze cents pour mon diner : quelle profusion ! quelle munificence ! Et pourtant, voyez un peu : j’ai moins dépensé, en définitive, que je n’aurais fait à Milan ou à Gênes ; et je reviens vêtu d’une superbe pelisse, qui ne m’a pour ainsi dire rien coûté.

« Pour l’Allemagne : c’est le même sentiment qu’avant la