Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 12.djvu/94

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dans les rues centrales, la circulation est difficile. Pour prendre les petits autobus ou les lourds tramways, c’est à certaines heures une vraie bataille, où il faut jouer bravement des coudes ; les plus faibles restent sur le carreau. On était plus patient autrefois, dans la Ville Eternelle. Il est vrai que dès avant la guerre, sa physionomie s’altérait, suivant la triste loi de nos civilisations modernes, qu’il faut subir en tous pays. Par la brèche une fois ouverte dans la paisible cité des Papes, que de changements s’étaient introduits ! Aucune des Romes successives ne respecta la Rome qui la précédait ; toujours celle qui naissait voulut s’installer, non pas à côté de celle qui mourait, mais sur elle ; les palais du Rinascimento furent bâtis avec les marbres du Forum, et les églises avec les colonnes des temples païens. De même, lorsqu’on dut improviser en hâte la capitale de la troisième Italie, l’administration s’empara de la Rome pontificale : c’est tout dire. Et l’on continuait, au cours des années plus proches de nous : on écrasait le Capitole sous la masse du monument à Victor-Emmanuel ; il était même question d’un plan régulateur qui aurait englouti tout le passé, si on l’avait laissé faire. Mais si Rome changeait, les Romains, au moins, changeaient peu. Ces gens graves n’étaient pas encore des gens pressés. Il n’aimaient pas se hâter, et trouvaient ridicules les étrangers qui couraient follement à travers la ville. Maintenant, ils ne se reconnaissent plus eux-mêmes ; Rome a la fièvre ; elle n’a pas échappé à la crise générale, et il est facile de distinguer les signes extérieurs de la maladie : une agitation continue, un mouvement sans répit. On voit des gens qui se précipitent, qui s’en vont, trépidants, vers leurs affaires : et ce sont des Romains. Ici comme partout au monde, le temps, qui jadis ne coûtait rien, est devenu de l’argent. Mes hôtes d’autrefois, qui m’hébergeaient à petit profit, m’expliquent que leurs maigres ressources ne leur suffisent plus pour vivre ; et dès lors ils trafiquent, achètent et revendent, vont à l’affût des occasions, se remuent tant qu’ils peuvent. Adieu les belles indolences ; le farniente, qui était un luxe à la portée de toutes les bourses, est hors de prix.

A cette fièvre nouvelle des habitants ajoutons celle des hôtes. Arrivent les députés, les fonctionnaires qu’une vie politique plus intense, et quelquefois tragique, appelle vers la capitale ; les anciens soldats, les anciens officiers, qui ont toujours