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UNE AMITIÉ DE BALZAC.

vierge sur l’ensemble de cet ouvrage, alors que toutes les opinions du monde se sont déclarées. Je crains d’avoir été injuste avec vous en me prononçant trop vite. J’ai cédé comme toujours à ma première impression. On m’a reproché mon intolérance, depuis le renvoi de Saint-Cyr. On ne vous épargne pas quand la faveur vous abandonne ; ce n’est point un mal, sans cela on s’endormirait asphyxiée par les gâteries et les caresses de l’amitié. Je l’ai peut-être été avec vous, intolérante ; s’il en avait été ainsi, une seule chose allégerait le chagrin que j’en aurais, ce serait le peu de poids de mon jugement.

Savez-vous bien, Honoré, qu’il est presque effrayant d’être jetés si loin du centre de toute intelligence et de toute lumière ? L’idée d’être stationnaire me glace. Trop heureuse encore si nous ne devenons pas rétrogrades. S’il vous arrivait de faire quelque grand péché, et que vous sentissiez le besoin d’apaiser votre conscience par quelque œuvre méritoire, pensez à nous et nous faites part de ce qui se passe en ce monde, de la façon dont on y parle, dont on y agit, afin que si jamais nous rentrons en circulation, nous n’ayons pas l’air de monnaies hors de cours. Le bon M. Périolas est venu en Berry[1] nous faire ses adieux ; il a trouvé le pays très supportable ; j’espère qu’il y reviendra ; il nous a promis une visite à la Poudrerie. Dieu l’entende ! car ici, nous sommes veufs de tout ce que nous avons aimé ; pas une sympathie, pas même une antipathie !

Adieu, Honoré, puisse le ciel toujours vous sourire !

Zulma.

J’oubliais de vous mentionner le meilleur thé Caravane[2], et la crème la plus fine. J’ai des vaches, ne vous déplaise, et les pâturages de la Poudrerie sont les meilleurs de la province.


C’est à Saché que cette lettre vint trouver Balzac. Ayant besoin de repos, mais craignant de troubler Mme Carraud dans son installation, le romancier s’en était allé prendre l’air des champs en Touraine, chez M. de Margonne, vieil ami de la famille. Il répondit donc à Mme Carraud, qu’il avait craint d’être indiscret en débarquant si vite dans une maison dont ses amis venaient à peine de prendre possession. La réplique ne se fit pas attendre.

  1. À Frapesle.
  2. Il fallait pour satisfaire Balzac un thé de qualité rare, thé que M. de Humboldt lui procurait, disait-il, et qui provenait, ni plus ni moins, de la récolte réservée au Fils du ciel lui-même.