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UNE AMITIÉ DE BALZAC.

C’était bien le cas de prendre de suite notre vie terminale. C’était le plus ardent désir de Carraud ; moi je le voulais aussi. Cette dernière circonstance m’a fait voir les hommes sous un jour peu favorable, et je suis peu tentée de faire de nouvelles expériences. Mais des obstacles tout à fait insurmontables nous chassent d’ici et nous forcent à l’exil. Si, dans quelques années, vous n’avez pas oublié l’affection sincère que je vous conserve, je vous supplierai de venir passer quelques mois ici ; vous y serez aussi isolé qu’il vous plaira de l’être ; vous trouverez un petit ruisseau inspirateur, une campagne un peu agreste, mais qui ressort admirablement par sa fraîcheur au milieu de la plaine brûlée qui nous entoure ; puis, tout ce que l’amitié peut imaginer de plus ingénieux vous sera prodigué avec effusion. La teinte provinciale se sera étendue sur moi, mais vous saurez encore me retrouver sous cette croûte. Et nos belles nuits dont je ne vous parle pas ! C’est ce qui vous plaira le plus, j’en suis sûre. Point d’humidité qui vous chasse et vous force a rentrer ; aucun malaise ne vient rompre la méditation. En attendant cette époque, je vais probablement aller dans le midi, à Montpellier peut-être ; le voyage par Lyon est ravissant. Si Nîmes et les antiquités, Avignon et Vaucluse vous tentent, vous aurez par là des amis qui vous recevront avec joie. Et si nous allions en Corse ! Là, du moins, il y a riche matière à romantisme ! Je suis toute résignée à subir toute espèce de destination. Les Alpes, les forts des Pyrénées, peu m’importe, je n’attache plus assez de prix aux choses pour craindre ou me réjouir. D’ailleurs, n’ai-je pas des souvenirs pour longtemps ? Puis-je être sensible à l’alignement d’un grand nombre de maisons, à l’égalité du pavé, au talent d’une première chanteuse, seuls avantages des grandes villes ? Je suis si bien décidée à n’avoir rien de commun avec les habitants !

Adieu, Honoré, j’ai une fièvre d’esprit qui m’ôte toute suite dans les idées. Je n’ai point encore accoutumé mes pensées à de nouveaux objets ; la secousse que j’ai ressentie me laissera longtemps une vibration. Je ne veux pas vous fatiguer plus longtemps du désordre de ma pauvre tête : comme je suis sûre qu’au milieu de tout cela vous aurez compris combien je vous suis attachée, je ne m’inquiète pas du reste.

Quand je saurai quelque chose de certain sur mon sort, tout de suite je vous en instruirai, bien sûre de ne jamais vous trouver