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UNE AMITIÉ DE BALZAC.

et rien qu’une amie, mérite une place à part, une place de choix, car sa pure et ardente amitié avait la puissance d’un amour.

Zulma Tourangin et Laure de Balzac, sœur d’Honoré, étaient amies d’enfance. Zulma avait épousé en 1816, à vingt ans, à Issoudun, son cousin issu de germain, le capitaine d’artillerie Carraud, ancien polytechnicien. Laure épousa en 1820, à dix-neuf ans, un autre polytechnicien, l’ingénieur des Ponts et Chaussées Surville. Puis les hasards de la carrière réunirent les deux ménages. En 1826, les Surville vinrent habiter 2, rue Maurepas, à Versailles, où le mari de Laure remplissait les fonctions d’ingénieur de 1re classe, et retrouvèrent tout près d’eux, à Saint-Cyr, leurs amis Carraud, qui, depuis huit ans déjà, habitaient dans les tristes bâtiments de l’École spéciale militaires. Balzac, en allant à Versailles, chez sa sœur, poussait plus d’une fois jusqu’à Saint-Cyr, et visitait les Carraud dont il était le bienvenu.

Le monde de Saint-Cyr exerçait sur le romancier des Chouans un puissant attrait. N’y retrouvait-il pas dans toutes les mémoires ces souvenirs épiques de la Révolution et de l’Empire, dont il était avide ? Que de nouvelles de Balzac ont été inspirées par les conversations de Saint-Cyr ! L’Adieu, Chabert à Eylau, et ce grand roman de la Bataille, qui ne vit jamais le jour !

Le commandant Carraud, directeur des études, avait combattu en Italie, à Naples, en Calabre, il avait connu la captivité anglaise ; le capitaine Périolas, professeur d’artillerie, — que nos lecteurs connaissent déjà[1], — avait roulé à travers l’Europe, combattu à Wagram ; le capitaine Chapuis avait commandé, à Waterloo, une compagnie de grenadiers ; sans compter le colonel Nacquart (frère du Dr Nacquart, médecin d’Honoré), et bien d’autres !

Balzac, très prisé de tous ces militaires, qu’il égayait par son intarissable verve, séjournait parfois plusieurs jours, à l’École, pour se reposer entre deux corrections d’épreuves ou composer quelque récit. Plusieurs pages de la Peau de chagrin furent écrites à Saint-Cyr. Mais plus que l’écritoire on pratiquait le tric-trac et le reversi, en contant des histoires, en dissertant de littérature et de politique, et Balzac, qui commençait son évolution royaliste, entamait de longues discussions avec la républicaine Mme Carraud. La Révolution de Juillet mit fin à ces beaux jours. Un vent de disgrâce souffla sur l’Ecole que l’on soupçonnait d’attachement au roi déchu et Carraud allait être, sans raison, l’une des premières victimes.

Balzac s’entremit aussitôt pour conjurer le péril. Il écrivit à Mme Carraud en lui offrant ses bons offices :

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1922.