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elle avait atteint le point culminant au moment où une procession d’ouvriers, précédée par le prêtre Gapone et portant des images saintes et des portraits du Tsar, fut arrêtée devant le Palais d’Hiver. Dans plusieurs endroits de la ville, on avait tiré contre les ouvriers et on les avait refoulés par des charges de cavalerie. Des fenêtres de mon appartement au ministère des Affaires étrangères, j’avais pu observer les salves d’infanterie qui partaient du Pont des Chantres, du Palais Strogonoff, du square de l’Amirauté. C’était pitié de voir que des gens, hommes, femmes et enfants, étrangers à la démonstration et perchés en simples curieux sur les grilles du square, tombaient comme des moineaux. Il était dangereux de circuler dans les rues, dont quelques-unes étaient barrées, tout comme les ponts de la Neva qui réunissaient la ville aux faubourgs.

Ce n’est que le soir que je pus sortir, et encore pas autrement que muni d’un laissez-passer spécial qui me fut délivré par le commandant d’un peloton des chevaliers-gardes appelé à protéger le ministère des Affaires étrangères contre les assauts éventuels.

Le 24 janvier, le comte Lamsdorff se rendit à Tsarskoïé-Sélo. pour son « rapport » hebdomadaire à l’Empereur. Leur travail terminé, Nicolas II lui demanda si le « siège » du ministère des Affaires étrangères avait pris fin. Le ministre répondit franchement :

— Votre Majesté ne sait pas et ne peut pas s’imaginer combien l’événement fut grave et douloureux. Il est navrant que le sang innocent ait coulé, le sang de pauvres gens qui n’étaient fautifs en rien et qui furent trompés par les meneurs. Encouragés par ces derniers, ils sont venus en toute confiance, se croyant autorisés par vous, pour vous exposer leurs besoins. On leur avait dit qu’ils seraient entendus par Votre Majesté et ils en étaient sûrs. Leurs sentiments n’étaient pas mauvais ; la preuve en est dans les icônes et les images de Votre Majesté qu’ils portaient processionnellement. Au lieu de cela, ils ont été reçus par des feux de salve. L’irritation est si forte que vous seul, Sire, vous pourriez la calmer par une parole de compassion et de consolation ; personne ne saurait croire qu’étant à deux pas de la capitale, vous ignorez ce qui s’y passe. Le Gouvernement est actuellement en désarroi. Votre Majesté a daigné donner au peuple de belles promesses et faire paraître des manifestes qui, ayant rempli tout le monde des meilleures espérances.