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plus de concurrent redoutable, l’Allemagne se sentirait maîtresse de l’Europe. En attachant alors la Russie à son service, elle prétendrait à la domination mondiale ! Quelle perspective tentante, à faire tourner la tête de ce monarque qui se croyait le représentant de Dieu sur la terre et le chef d’une nation élue appelée, de préférence à toutes les autres, à dicter sa volonté à l’univers.

Le 22 novembre, le Tsar discuta avec le comte Lamsdorff la lettre du Kaiser. Le ministre trouvait les nouvelles propositions acceptables en principe ; mais il voyait un certain danger dans la précipitation avec laquelle Guillaume II voulait traiter l’affaire. Aussi était-il d’avis qu’il fallait lui écrire que le traité demandait à être médité et faire entre temps l’objet d’un sondage du Gouvernement français. Une occasion propice s’offrait précisément. L’ambassadeur de France venait de rentrer d’un congé ; il apportait une lettre du Président de la République à l’Empereur qu’il demandait à remettre personnellement.

A cette époque, le Gouvernement français était fort préoccupé de la manière dont notre escadre, en route pour l’Extrême-Orient, s’approvisionnait en charbon français. Le comte Lamsdorff suggéra alors à l’Empereur l’idée de profiter de l’audience de M. Bompard pour lui faire des ouvertures au sujet de la proposition allemande. En recevant M. Bompard, l’Empereur aurait pu lui dire que l’empereur d’Allemagne était en train de proposer à la Russie une alliance défensive ; que le Gouvernement impérial trouvait ces propositions avantageuses ; mais qu’il ne voulait pas les accepter sans avoir prévenu son alliée qui, à son tour, trouverait dans cette combinaison des avantages considérables. En effet, par son entrée dans cette nouvelle triplice, la France se prémunirait contre l’Allemagne et contre la Triplice ancienne qui perdrait toute sa valeur du fait même que l’Allemagne serait des deux. Si, malgré ces considérations, la France hésitait à se joindre à la combinaison proposée, la Russie aurait la conscience nette et les mains libres.

Lamsdorff estimait qu’une pareille déclaration aurait une grande autorité dans la bouche de l’Empereur ; mais, comme elle ne pourrait être prononcée qu’après la réception de la réponse du Kaiser, il serait préférable de faire dire à M. Bompard que, retenu par d’autres affaires, l’Empereur le recevrait au courant de la semaine prochaine.