Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 12.djvu/682

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parler des bourgeois dans la langue des dieux. Ainsi ce pasteur et ce prophète, avec son nom sonore et sa beauté de Mage qui nous montre une étoile, nous arrive du pays des fables, de ces plateaux de l’Asie, qui ont bercé l’humanité sur leurs genoux comme une nourrice, en lui faisant des contes qui commencent toujours par les mots éternels : « Il était une fois un roi et une reine... »

Le premier de ces drames, Chitra, que l’auteur composa aux environs de la trentaine, est aussi celui dont la forme se rapproche le plus des modèles classiques de l’Inde. Le sujet est tiré du Mahabahrata. C’est une sorte de poème, de méditation animée sur la femme et le sens de l’amour ; l’auteur, marié depuis peu, faisait de son bonheur l’objet de ses rêveries. Chitra a été élevée par son père, à défaut d’un fils, en garçon, pour les armes, la chasse et la vie héroïque. Un jour, dans la forêt, elle rencontre un homme couché sur un lit de feuilles sèches. Il se lève brusquement, « comme une flamme soudaine jaillit d’un tas de cendres. » Alors, elle connaît qu’elle est femme. Elle demande au dieu de l’amour le don de la beauté. « Donnez-moi un jour, un seul jour de parfaite beauté, et alors je réponds du reste de mes jours. » Le dieu lui accorde une année. Elle se fait aimer d’Arjuna. Mais est-ce sa vraie personne qu’Arjuna serre dans ses bras, ou bien plutôt n’est-il épris que d’une enveloppe étrangère ? Ne connaitra-t-il jamais la femme véritable qu’il a par ses baisers éveillée à l’amour, et qui étouffe d’être prise pour une autre plus belle ? Il est difficile d’exprimer avec plus d’acuité un problème de casuistique ou de métaphysique amoureuse ; cette mélancolie des débuts de l’amour, quand le désir jette sur le sein l’un de l’autre deux êtres insatiables de se connaître et de se mêler, et l’impuissance des corps pour embrasser les âmes. Qu’est-ce que l’amour fonde sur cette illusion du plaisir, ou plutôt sur cette grande tromperie de la nature, qui revêt un moment tous les êtres d’un charme ensorcelant et impersonnel comme le printemps ? Comment déjouer le piège universel et, dans cette fête que la nature se donne à elle et pour ses fins à elle, pouvoir se dire : « Ceci est à moi C’est moi qui suis aimée, et non pas un fantôme créé par le désir ? » Tel est le sujet des plaintes de Chitra. A la fin, elle reprend ses armes et ses habits d’homme et reparaît devant Arjuua.