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songeant, sentira mieux ce qu’il doit de gratitude et d’amour à ces pères tourmentés, à ces pères douloureux, et, à leur tour, en de pareilles traverses, imbus de cette idée du rachat familial, loi mystérieuse, ils accepteront sans murmure le destin.

Mon père le premier dans le pays signala l’apparition du phylloxéra. Il possédait des vignes en Bourgogne, en proie déjà à la bête. Un jour qu’il rentrait de sa promenade à cheval quotidienne, pendant laquelle il visitait ses biens, il aperçut dans un enclos des cercles de ceps qui s’étiolaient. Il sursauta. Il poussa sa monture dans les sillons : il n’y avait point de doute. Il s’attendait à l’invasion, mais dans un long temps. Il comptait sur la nature du sol argileux et humide pour défendre les vignes. Celui de la Côte d’Or, sec et caillouteux, offrait une autre facilité à l’insecte. Il espérait encore sur la profondeur que les plants acquéraient dans notre terroir. La désillusion fut rude. Il revint à la maison, il nous dit : « Le phylloxéra est chez nous. Demain, il sera dans tout le pays. » Le repas du soir fut silencieux, la veillée triste. Le bruit se répandit de l’effrayante découverte. Les amis, les voisins accoururent. Les uns dirent : « Bah ! la vigne est « antique. » Ces ceps s’en vont de vieillesse. Tous les contemporains n’arrivent pas au même âge. » Les autres : « C’est le sol qui manque. Il est las de porter cet arbre avide. Il faut le renouveler. » L’optimisme l’emportait. Les mois passèrent. L’an d’après le mal empira, le ravage s’étendit. Bientôt, chacun, chez lui, constata les cercles de mort.

La consternation régna. « Les petits » surtout, comme on dit ici d’un mot touchant, ignorants, incrédules, suivant les explications sans les saisir, se décourageaient. Tout s’en alla bientôt autour de nous, et les difficultés s’amassèrent. Il fallait vivre, se vêtir, se soigner, faire face aux affaires, se tenir debout enfin sur son champ de cadavres. On réduisit son train, on remercia ses gens, on supprima les dépenses. On s’enferma chez soi comme dans un réduit. La bête gagnait toujours. Derrière elle la solitude envahissait les terres. Et l’horizon prenait un aspect inconnu, fait d’espace vide, et désolé. Comme signe palpable du fléau, le long des routes, on voyait circuler des grands chars chargés de ceps morts que l’on menait au bûcher. Par une sorte de honte, celle de se sentir amoindris, diminués, on n’enlevait les souches que le matin ou le soir, tard, les souches arrachées l’hiver. On croisait moins de monde à ces