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et moi étions de service. Tout à coup, Irinarkhoff me dit :

— Savez-vous que je ne suis pas médecin, mais pas médecin du tout ? je n’ai aucun droit à être ici en cette qualité. Je ne suis qu’étudiant en médecine.

Je répondis :

— Et moi, je ne suis pas plus infirmière que vous n’êtes médecin. J’avais une ambulance à moi pendant la guerre, mais je n’ai jamais passé d’examens.

Nous nous mîmes à rire : la coïncidence était amusante. Lorsque Goloubeff arriva, nous le mîmes au courant de l’état pitoyable où se trouvaient notre hôpital et notre pharmacie, et de la mauvaise nourriture que recevaient nos malades, etc. Il était aisé de voir que notre franchise n’était nullement de son goût. Il nous écouta sans mot dire.

Vers la fin de novembre, notre camp fut transformé en camp de concentration pour les étrangers. J’y comptai dix-huit nationalités différentes, — il y avait même deux nègres, — mais fort peu de Russes. Parmi ces derniers, Mme Soukhomlinoff, femme de l’ancien ministre de la Guerre, venait d’être amenée de Pétrograd. Je l’avais toujours évitée dans le passé, avant la Révolution. Lorsqu’elle fut amenée parmi nous, elle m’aborda comme une vieille connaissance : je n’eus pas le courage de la repousser. Nous étions voisines de nuit sur les « nary : » elle me conta par le menu les horreurs de ses nombreuses incarcérations. Elle était pleine d’illusions, et conservait l’espoir d’être bientôt libérée. Mais elle ne demeura pas longtemps. parmi nous... Quand on vint la chercher pour la conduire à la « Tché-Ka, » — sans prendre de bagages avec elle, — elle ne doutait pas qu’il s’agit d’un interrogatoire après lequel elle serait remise en liberté : elle partit toute joyeuse... Nous apprîmes le lendemain qu’elle avait été fusillée.

J’avoue ne pas comprendre le sens de telles exécutions. Les bolchévistes auraient dû être reconnaissants à Soukhomlinoff, car des ministres de cette espèce n’ont fait que discréditer et ruiner le régime impérial.

Décembre et janvier 1920 s’écoulèrent ainsi. J’en étais au huitième mois de ma captivité, et je n’avais aucun espoir d’être libérée. J’étais considérée comme l’otage le plus « important » au camp, et j’avais été prévenue que je resterais en prison jusqu’à la fin de la guerre civile. Et l’on ne prévoyait