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prudence des officiers et leur mépris des injures pour empêcher les soldats de se venger de tant de provocations et de voies de faits.


LA VIE A STRASBOURG

Proposé pour le grade de Lieutenant-Colonel, Barrès change peu après de garnison. Son bataillon est dirigé sur Haguenau. Avant de quitter Strasbourg, le 5 octobre, il évoque encore quelques souvenirs d’un séjour qu’il ne vit pas s’achever sans regrets :

La garnison était assez fatiguée de service, et souvent obligée de prendre les armes, ou de rester consignée dans les casernes pour parer aux événements imprévus de la politique. Cette année 1832 fut si agitée, si orageuse pour le nouveau Gouvernement que ses seuls défenseurs déclarés devaient bien avoir leur part de ses mauvais jours.

Presque tous les dimanches, quand le temps n’était pas trop mauvais, il y avait grande parade sur la place d’armes. Il est probable que la nécessité le voulait ainsi, plus que le goût du lieutenant-général Brayer, le commandant de la division. Cet homme excellent et d’une aménité charmante aimait beaucoup le régiment et avait une grande confiance en lui. Aussi les mécontents, qui avaient sur le cœur leur échauffourée du Rhin avortée et les sommations du 9 juin, nous désignaient-ils sous le nom de gardes du corps de Brayer. « Brayer était leur compatriote, l’enfant de ses œuvres, le condamné à mort de 1815, le vainqueur des Chouans à la Roche-Servière et (pendant son bannissement) des Espagnols dans l’Amérique méridionale ; mais il avait épargné à Strasbourg les horreurs de Lyon et de Paris, et c’est là ce qu’on ne lui pardonnait pas. Nous mangions souvent chez lui et il nous faisait quelquefois l’honneur d’être des nôtres. Sa fille, femme distinguée par son extrême politesse, avait épousé M. Marchand, valet de chambre de l’empereur Napoléon à Sainte-Hélène. Marchand était plein de modestie et d’urbanité, et fort réservé sur la captivité de son illustre et infortuné maître. L’Empereur dans son testament l’avait fait comte, et avait dit qu’il épouserait la fi Ile d’un militaire ayant souffert pour sa cause. Il choisit Mlle Brayer.

Les défenseurs de la malheureuse Pologne, fuyant en masse leur patrie asservie, arrivaient à Strasbourg par toutes les routes de l’Allemagne. Bien accueillis et fêtés par les habitants,