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circonstances où nous nous trouvions, une violation de ce territoire aurait pu paraître intentionnelle et donner lieu à des commentaires plus ou moins absurdes. A cette époque l’Europe tout entière était en agitation. Les rois se préparaient à la guerre soit pour contenir les peuples que la Révolution de Juillet avait mis en mouvement, soit pour résister à la France qu’on croyait disposée à porter ses principes en Allemagne, et à faire de la propagande armée. Quel effet auraient pu produire l’apparition du drapeau tricolore dans une ancienne province française et l’arrivée inattendue d’un bataillon qu’on aurait pris pour l’avant-garde d’une armée d’invasion ! L’alarme se serait vite répandue ; la joie ou la peur auraient grossi l’événement.

Peu après, une demi-lieue avant Lembach, je vis venir sur la route, à ma rencontre, une espèce de troupe armée, marchant en colonne, tambours battants, drapeau déployé. Arrivée à la portée de la voix, cette troupe s’arrêta et son chef cria : « Qui vive ? » Après les réponses d’usage, il s’approcha de moi, me salua de l’épée, et me dit que les citoyens de Lembach recevraient avec plaisir les soldats du brave 15e léger. Ce capitaine était un gamin de quinze ans, de très bonne tournure, et montrant beaucoup d’aplomb. Il commandait une compagnie de plus de cent jeunes gens, de douze à quinze ans, bien organisés, ayant tous ses officiers, ses sous-officiers, ses caporaux, ses tambours, sa cantinière, son porte-drapeau. Rien n’y manquait, pas même l’instruction et le silence. Après avoir causé quelques minutes avec cet intéressant jeune homme, je lui dis de prendre la tête de la colonne, et de nous conduire sur la place où nous devions nous arrêter. Au gîte d’étape, je le priai de venir dîner avec moi, ce qu’il fit avec grand plaisir. J’appris que c’était un capitaine en retraite qui avait eu la patience d’instruire et organiser ces enfants avec tant de succès. Ils faisaient plaisir à voir. Ils avaient pour armes de grands sabres en bois, dont les chefs, décorés d’épaulettes ou de galons selon leur grade, faisaient souvent usage sur le dos de leurs subordonnés. Nous étions en Alsace.

Au résumé, de Paris à Wissembourg, ce voyage de dix-neuf jours se fit de la manière la plus heureuse. Sur toute la route, particulièrement en Champagne et en Lorraine, la population des villes se portait à notre rencontre en criant : « Vive le Roi ! Vivent les Grandes Journées ! » Toutes les maisons étaient ornées