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exciter sa haridelle chargée de plumets, chargée de sonnailles, brandissant son fouet, bousculant les passants qui le maudissent, fier comme un roi, et plus heureux. Nous le laisserons à l’entrée des ruelles où commence une des plus étranges fourmilières humaines qu’on puisse voir. Imaginez d’abord tous les corps de métier installés à même le sol ; menuisiers, bourreliers, forgerons, encombrent de leurs planches, de leurs cuirs, de leurs ferrailles, l’étroit passage laissé entre les hautes maisons lépreuses. Représentez-vous ensuite les marchands de victuailles : ceux qui vendent des fruits, ceux qui vendent des gâteaux, ceux qui vendent des pâtés, ceux qui vendent des tripes ; humez les odeurs qui s’échappent des chaudrons de cuivre rouge où nagent dans l’huile bouillante poissons, poulpes, verdures, et vagues beignets. Celui-ci remue sa mixture avec un morceau de bois ; cet autre pêche avec une écumoire la friture qu’il vante. Une population grouillante a fait de la rue sa demeure : dans la rue on boit, on mange, on se lave, on s’habille ; des femmes installées sur des chaises sont paisiblement occupées à faire leur toilette, et livrent à des mains expertes leurs cheveux luisants, pour échafauder de savantes coiffures, luxe suprême. Tout cela gesticule, braille, glapit, mêle cent cris divers au bruit des tas de ferraille qui s’écroulent, au bruit des planches qui rebondissent sur les pierres. Vous trouvez là tous échantillons de la population des grandes villes et des vieux ports, matelots, tire-laine, fainéants, miséreux, bambins scrofuleux ou rachitiques, jusques et y compris quelques vieux prêtres faméliques, dont la soutane a résolument passé du noir au vert. Des chats, des chiens, des poules, des ânes, cherchent leur pâture. Par terre, des épluchures, des immondices, des eaux fétides. Tout en haut, sur des cordes tendues de fenêtre à fenêtre, du linge qui sèche, et quel linge ! Au coin des rues, des madones dans leurs petites cages, dorées, enluminées, ornées de fleurs en papier : une lampe électrique a remplacé la veilleuse des anciens âges. Dans les ghettos des villes du Nord, quelle tristesse planerait sur de pareils spectacles ! Que de regards haineux suivraient le voyageur qui passe ! Ici, la gaîté règne ; tous ces dépenaillés sont heureux de leur sort ; c’est à peine si l’étranger est honoré d’un coup d’œil, où il entre plus de dédain que d’envie. Le soleil verse sa magie sur ces haillons, sur ces misères. Il frappe de ses rayons l’étalage d’un fruitier et fait éclater tout d’un coup la plus brillante