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fondant en larmes, ne voulant plus se lever, ni sortir, ni rien faire. « Et pourquoi ? » disait-elle. Elle était très simple et très touchante. Toute la terre a envoyé savoir de ses nouvelles. Ma tante la voyait tous les jours. « Quelquefois, lui disait-elle, comme il avait la vue très basse, il ne me reconnaissait pas d’abord quand je passais près de lui et il me regardait avec un air agréable ; cela me faisait tant de plaisir. »


Mme de Genlis est la plus séduisante qu’on puisse imaginer. Elle a le projet de refaire l’Encyclopédie et veut que M. de Chateaubriand fasse le discours préliminaire qui doit remplacer celui de d’Alembert. Elle en avait plusieurs fois parlé à ma tante et, l’été dernier, elle lui écrivit pour lui demander de lui amener M. de Chateaubriand. Ma tante le décida à y aller.

Le lendemain, lorsqu’ils étaient en route, M. de Chateaubriand dit à ma tante : « C’est une folle, je ne veux pas me mêler de son Encyclopédie, et je lui déclarerai tout net que cette idée n’a pas le sens commun ; sans vous je n’irais pas. » Ils arrivent enfin. Il était huit ou neuf heures. On entendait de l’escalier les sons charmants d’une harpe. On leur ouvre une porte et Mme de Genlis jouant de la harpe, vieille comme une Sibylle, sale à faire peur, se dessinait comme une ombre de sorcière sur une draperie de mousseline derrière laquelle étaient deux bougies[1].

« Je joue de la harpe, leur dit-elle, parce que je veux, après mon Encyclopédie, faire un voyage à Jérusalem, et que je compte jouer de la harpe dans la maison de David. »

M. de Chateaubriand ne perdait rien de sa mauvaise humeur. Ma tante se désolait de la fin que pourrait avoir cette visite, et Mme de Genlis qui, tout de suite, s’aperçut de l’impatience de M. de Chateaubriand, déploya dans cette soirée tant de grâces, d’esprit, de cajoleries et de naturel que M de Chateaubriand vaincu, entraîné, avait plus à cœur qu’elle le succès

  1. Ne serait-ce pas à cette soirée que fait allusion Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe, en racontant une visite à Mme de Genlis ? « Elle demeurait à l’Arsenal, au milieu de livres poudreux, dans un appartement obscur. Elle n’attendait personne ; elle était vêtue d’une robe noire ; ses cheveux blancs offusquaient son visage ; elle tenait une harpe entre ses genoux et sa tête était abattue sur la poitrine. Appendue aux cordes de l’instrument, elle promenait ses deux mains pâles et amaigries sur l’autre côté du réseau sonore dont elle tirait des sons affaiblis, semblables aux voix lointaines et indéfinissables de la mort. »