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de M. Coudert, le frère du condamné, qui a une figure si noire, des yeux si perçants, tant de résolution, de bonté et si peu de morosité dans la physionomie ; cela semblait une apparition.

Pour Benjamin, j’ai été bien frappée de ce mélange de vénérable et de bouffon, de touchant et d’ironique, que son infirmité, ses cheveux longs, son sourire faux et ses yeux de chat produisaient. Il n’a pas une prononciation pure, mais elle a du charme et une excessive élégance.

Ma tante lui demanda de venir dans le salon rédiger une demande d’audience au Roi, et une lettre à M. Peyronnet[1] pour la tante de Sirejean ; je n’oublierai jamais quelle chose singulière c’était que de lui entendre lire haut la lettre qu’il venait de rédiger dans les termes les plus honorables, les plus humbles, les plus polis, — s’interrompant à tout moment en faisant la grimace. « Votre grandeur, disait-il en s’adressant a M. Peyronnet, — quel animal ! — l’inépuisable bonté du Roi, — comptez-y, elle vous mènera loin. » Enfin, je me suis amusée à garder ces lettres de son écriture ; il me semble que je ne pourrais pas les relire sans voir encore tout le mouvement de la figure. Sur ces entrefaites, est arrivé le duc de Laval et je crois qu’il fut peu agréablement surpris en trouvant toute cette compagnie ; mais ils ne restèrent qu’un moment et ma tante l’emmena dans une autre chambre pour lui parler de cette affaire.


1er mai.

Voilà trois semaines que, sans se démentir, le bruit court que ma tante jouit auprès du Roi de la plus haute faveur ; on lui donne pour origine la triste affaire de Saumur dont elle s’est vivement occupée ; au reste, toutes les vraisemblances sont gardées, l’histoire est des plus honorables, et tout le monde applaudit à ce choix : il nous arrive de toutes parts des gens qui viennent demander qu’on confie ce secret à leur amitié ; on en écrit sans cesse à ma tante ; avant-hier elle a reçu une lettre de Mme de Genlis, toute gracieuse et toute mystérieuse, qui lui

  1. Le comte de Peyronnet était ministre de la Justice dans le cabinet Villèle (décembre 1821 ; ; il redevint ministre sous Charles X au moment des Ordonnances qui provoquèrent la Révolution de juillet et fut condamné à la prison perpétuelle lors du Procès des ministres. Dans une lettre à Mme Récamier, Coudert, frère de l’un des condamnés, écrivait : « Le ministre de la Justice auquel je devrais naturellement m’adresser (pour la grâce) ne m’inspire aucune confiance ; je connais son caractère. »