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sont arrivés les premiers. Ma tante venait de recevoir la nouvelle qu’il n’y avait plus d’espoir pour le pauvre Sirejean ; nous avions tous la tête perdue, nous ne pensions à autre chose ; après quelques phrases de politesse, on retombait dans cette malheureuse affaire, et j’avoue qu’au milieu de mon chagrin, je me désolais de penser combien au fond du cœur tous ceux qui venaient nous faire visite maudissaient notre humanité ; je sentais que peut-être ils nous trouvaient bien ridicules. Il est venu ainsi une succession de personnes ; Mmes de Catellan et de Gramont sont parties pour faire quelques démarches et à dix heures nous sommes restées avec M. Ballanche, M. Ampère, la tante du pauvre Sirejean, et quelques hommes.

A dix heures et demie, la porte s’ouvre et je vois entrer Benjamin Constant perché sur de longues béquilles ; son visage pâle, ses longs cheveux blonds, son infirmité lui donnaient un aspect vénérable tout particulier ; il était avec sa femme, une princesse de Hardenberg [1] qui l’a épousé par amour ; c’est sa troisième femme et il est son troisième mari vivant. Elle est fort laide, plus âgée que lui, et habillée avec une robe de couleur sans fichu, un chapeau de paille comme pourrait l’être la plus charmante personne de quinze ans ; elle blesse en parlant, elle appelle son mari, cher ami, et elle le tutoye. Ils étaient accompagnés

  1. Charlotte de Hardenberg appartenait à une grande famille du Hanovre ; elle n’était cependant que comtesse, et non princesse. Benjamin Constant était bien son troisième mari, puisqu’elle avait épousé avant lui M. de Marenhotz, puis le comte Dutertre, quant à Benjamin, il n’avait été marié que deux fois, d’abord avec Wilhelmine de Cram, alors qu’il n’avait que vingt-deux ans, puis avec Charlotte de Hardenberg.