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ma tante qu’elle serait exilée en restant plus longtemps chez Mme de Staël [1] ; nous partîmes pour Richecour, terre d’une cousine de ma tante [2], en Franche-Comté ; nous n’y fûmes qu’un moment, nous emmenâmes sa fille, âgée de quinze ou seize ans et d’une charmante figure. Le long de la route, nous faisions mille projets, si ma tante était exilée, d’aller parler à l’Empereur : je devais lui dire la fable du Loup et l’Agneau. Pendant que nous suivions ainsi notre route, M. Auguste de Staël nous poursuivait en demandant partout une voiture de telle ou telle façon, une jeune dame et un enfant. Il nous atteignit à notre dernière couchée avant Paris. Nous dormions profondément, moi du moins, quand nous fûmes réveillées en sursaut, et l’exil à quarante lieues de Paris fut annoncé à ma pauvre tante [3]. Elle voulut pourtant aller encore à Paris, arranger ses affaires, quitter ses amis, voir sa famille. Nous y arrivâmes de nuit. Après trois jours passés là dans les larmes et les adieux, nous partîmes pour Châlons-sur-Marne, la ville la plus rapprochée qui nous fût permise. C’est là que j’appris à lire ; je commençai le piano ; ma tante voulait exercer ma mémoire ; elle me fit commencer le latin ; je disais les vers assez bien pour mon âge ; elle m’en fit apprendre beaucoup ; dès lors, elle m’aima mieux et elle ne me reprocha plus mon insensibilité. Jusque là elle me répétait souvent : « Tu n’es pas la petite fille que j’avais dans la tête ; tu n’es pas sensible. » Je l’entendais si souvent parler des talents qu’elle voulait me donner que je lui demandai de me donner aussi un maitre de sensibilité.

Elle croyait que je ne comprenais rien à ce qui se passait, mais une nuit, je couchais dans sa chambre, on frappa fortement à la porte de l’auberge ; elle se réveilla en sursaut et s’écria avec terreur : « Mon Dieu, que nous veut-on encore ? — Et que

  1. Le préfet du Léman était, depuis novembre 1810, le baron Capelle, qui avait remplacé M. de Barante. Il résulte d’une lettre du baron Capelle au duc de Rovigo, ministre de la police, que ce fut en réalité un neveu de Mme Récamier, Paul David, alors employé dans l’administration des Droits Réunis à Genève, qui vint à Coppet prévenir sa tante du danger qu’elle courait en prolongeant son séjour auprès de Mme de Staël.
  2. Cette cousine était Mme de Dalmassy, qui avait été élevée avec Mme Récamier.
  3. L’ordre d’exil de Madame Récamier, signé le 30 août 1811, fut notifié à son mari le 2 septembre par le baron Pasquier, préfet de Police ; celui-ci répondit à M. Récamier qui s’enquérait des motifs de cette disgrâce : « de pareils ordres ne portent ni considérants ni explications. » M. Récamier partit aussitôt à la rencontre de sa femme et la rejoignit à Dijon.