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dans une auberge ; il faisait nuit ; ma tante s’évanouit complètement ; j’étais seule avec elle dans une chambre de l’auberge. Mlle Joséphine avait été chercher de la lumière et du secours ; la terreur me prit, je voulus sortir ; revenue à elle, on conta mon mauvais cœur à ma tante ; elle me demanda pourquoi je l’avais laissée ainsi : « Quand je t’ai vue si blanche, lui dis-je, je t’ai crue morte, et j’avais peur que tu ne m’emportes. »

Nous nous remîmes en route. M. de Montmorency vint au-devant de nous, il monta dans la voiture ; Auguste de Staël était à cheval à côté de la portière ; pour moi, je dormais profondément, couchée sur le devant de la voiture ; ma tante m’a dit souvent depuis que le contraste de ma figure endormie et si paisible, éclairée par la lune, et le chagrin qu’elle avait dans le cœur, lui avait paru bien frappant ; nous arrivâmes à Coppet : une grande femme en larmes ouvrit une porte et se jeta en sanglotant dans les bras de ma tante : c’était Mme de Staël ; M. Schlegel [1] me mena dans le salon ; je ne comprenais rien à ce que je voyais, ma pauvre imagination se perdait dans ces aventures qui me semblaient si étonnantes ; qu’on songe quel chaos pour un misérable enfant que tant de voyages, après avoir toujours été dans la Grande-Rue de ma petite ville, une si grande quantité de visages nouveaux, des habitudes si différentes des miennes, une élégance inconnue, des pleurs, des désespoirs, des évanouissements !

Je n’étais pourtant nullement effarouchée. Le lendemain, je déjeunai à table, personne ne s’occupait de moi ; on était vraiment agité d’autre chose ; l’ennui me prit ; pour me distraire, je fis deux nœuds au coin de ma serviette et me mis à dire un jeu assez ridicule qu’on m’avait appris : c’était un dialogue entre une religieuse et son confesseur. En m’entendant parler si haut, on regarda de mon côté et Mme de Staël, avec toute sa gracieuse bienveillance, au lieu d’être frappée de mon inconvenante hardiesse, le fut seulement de la justesse des inflexions de ma voix : Elle jouera bien la comédie, dit-elle.

Le lendemain, ma tante partit pour Genève ; on me laissa à Coppet. avec Mlle Joséphine, et nous allâmes voir une éclipse de lune dans des seaux d’eau. Le préfet de Genève fit pressentir à

  1. Auguste Guillaume Schlegel était, depuis 1806, précepteur des fils de ! Mme de Staël. Il fit partie de l’entourage de Mme de Staël jusqu’à sa mort, et devint plus tard professeur de littérature à l’Université de Bonn.