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LA GRANDE MURAILLE. — LES TOMBEAUX DES MING

Aujourd’hui, j’ai vu la grande muraille, par un vent aigre et sous un ciel gris. J’ai marché entre les créneaux, sur le rempart large et bas, que surmontent par endroits des fortins à demi détruits. Des chameaux gourmés par un pâtre avançaient sur la pente, avec leur air niais et pompeux, la bizarre élégance de leurs cous de cygnes. Une pauvre poussière de fleurs se répandait çà et là ; une grande campanule frissonnait entre deux pierres. Sous mes pas, de petites sauterelles ouvraient brusquement leurs ailes rouges, et leur accoutrement de soie et de fer rappelait si bien les anciens équipements, qu’il ne tenait qu’à moi de croire que c’étaient là les âmes des mandarins militaires, encore attachées aux lieux qu’ils avaient gardés. Au loin, s’étendaient les plaines, par où les barbares fondaient autrefois sur l’empire. Mais la muraille dressait partout son interdiction, et je la voyais reparaître au front de la montagne la plus éloignée. Il faut se représenter qu’aujourd’hui encore, quoique ruineuse et délabrée, elle continue ainsi son voyage pendant des milliers de lieues, qu’elle franchit, en les dédaignant, les sommets et les ravins, qu’elle remonte les pentes comme un cortège, qu’elle s’égare dans les sables comme une rivière, jusqu’à ce qu’elle trébuche enfin et que, sur le dernier décombre, dans le vent faible et strident du désert, une pauvre fleur triomphe de tant d’orgueil abattu. L’œil a vite fait d’embrasser ce que lui offre un pareil site et cependant on a de la peine à s’en éloigner. Il semble qu’on y soit retenu par l’immense affluence des fantômes, et qu’on y respire cette mélancolie indéfinissable qui monte des empires morts.


Je vais ce matin aux tombeaux des Ming, monté sur un âne au trot sec et dur. Derrière moi, un jeune Chinois porte mon déjeuner dans un panier, dont il essaye de soulever le couvercle dès qu’il ne se croit pas observé. Il fait un temps morne et gris et bientôt une petite pluie couvre le paysage. Nous cheminons parmi des champs de maïs, de sorgho, de sésame. Les montagnes brumeuses s’élèvent alentour. De temps en