Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 12.djvu/434

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dire, à la patience avec laquelle les derniers attendaient leur tour. Une fois, sous Yuan Cheu K’ai, comme les condamnés arrivaient au lieu du supplice, il se trouva que l’un d’eux, touché d’une dernière sensualité, venait d’allumer une cigarette et aurait voulu la finir. Comme il était le second de sa rangée, il demanda au dernier de changer de place avec lui ; l’autre y consentit, et le fumeur, ayant ainsi gagné les quelques instants qu’il désirait, alla paisiblement s’agenouiller au bout de la file. D’où vient une pareille indifférence ? Est-ce d’un sentiment écrasant de la destinée ? De la croyance bouddhique dans les renaissances ? De la morne imagination de ces hommes, qui se représentent faiblement le drame même de leur propre fin ?


SUR LA POLITESSE

On ne peut parcourir le monde, apprendre les hommes, sans donner toujours plus de prix à la politesse. C’est grâce à leur politesse mutuelle que deux grandes civilisations peuvent le mieux s’approcher. Certains jeunes Chinois qui ont vécu et étudié en Europe ou en Amérique, qui parlent nos langues, semblent d’abord ceux de leur race qui devraient être le plus près de nous : mais, tout au contraire, ce sont eux peut-être, qui nous font le plus fortement sentir l’irréductible opposition des deux mondes. Employant nos mots sans jamais les remplir du sens que nous y mettons, toute conversation avec eux n’est qu’un perpétuel malentendu ; les différences qu’il y a de leur esprit au nôtre subsistent, mais, brouillées dans la confusion d’un même vocabulaire, elles deviennent impossibles à préciser et à définir. Qu’un vieux lettré, au contraire, rencontre un Occidental de bonne espèce, leurs égards, leurs soins, leur urbanité réciproque, leur assurent qu’ils représentent l’un et l’autre un monde élevé ; les différences mêmes des deux sociétés qui s’affrontent en leurs personnes s’opposent harmonieusement et deviennent pour l’esprit une source de jouissance. La politesse reste le gage le plus certain d’une civilisation supérieure. Dans les petites choses, c’est un art de rendre la vie plus légère ; dans les grandes, elle affine les sentiments d’amitié, elle remplace par l’escrime la plus déliée le choc brutal de deux haines. Sans doute, elle ne va point sans feinte, mais quelle est l’éducation supérieure qui n’en comporte point une part ?