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folie, quand tous se soumettaient autour de lui. Cependant il ne le fit que sur mon invitation. Une fois parti, les prisonniers sortirent, et répandirent bientôt dans les rues la consternation. Le premier usage qu’ils firent de leur liberté, ce fut d’aller chez le capitaine qui avait ordonné de faire feu sur eux, pour l’assassiner. Heureusement qu’il put s’échapper par une porte de derrière de son appartement et se réfugier dans une maison où on ne le vit pas entrer.

A la caserne, j’étais resté, seul officier, pour maintenir les soldats dans la ligne de leur devoir, les protéger et leur faire connaître la nouvelle position où ils allaient se trouver. Je pensais les avoir convaincus, mais le démon de la discorde et de l’insubordination vint détruire l’effet de mes paternelles recommandations. « Nous n’avons plus d’armes, plus de drapeau, plus de Gouvernement, nous sommes donc libérés du service, et maîtres de nos actions. Vive la liberté, et au diable l’obéissance et la discipline ! » Et au même instant ils se précipitèrent tous vers la porte pour sortir. Vainement je m’y opposai, les liens de la soumission aux lois étaient brisés, ma voix et mon grade méconnus. Je dus céder à cette autre rébellion. A six heures du soir, je sortis de la caserne. Tout ce qui arrivait depuis trois jours m’avait brisé le cœur ; je doutais encore après être sorti de cette caserne où mon pouvoir était si fort, quelques heures auparavant, qu’un trône si haut placé dans l’opinion des peuples venait de s’écrouler, qu’un roi si puissant était déchu, sa couronne brisée, et lui-même peut-être en fuite pour éviter la colère d’une grande nation irritée. Quand je songeais à tout cela, j’en avais des vertiges, une espèce de fièvre dévorante.

Mon beau-frère, bibliothécaire de l’Ecole Centrale, était venu me prendre à la caserne pou avant que j’en sortisse. Sa présence me fit du bien. J’avais besoin d’être plaint, consolé, de recevoir des témoignages d’amitié pour chasser de ma pensée les impressions de la journée. Elles étaient douloureuses. Je ne pouvais que voir avec plaisir la France, recouvrant la plénitude de ses droits politiques, mais le choc avait été trop violent, trop extraordinaire pour que ma raison n’en fut pas ébranlée, et pût apprécier à première vue tous les avantages qu’une pareille secousse devait amener. Je craignais la guerre civile, le triomphe des prolétaires, l’institution d’une république, la guerre étrangère,