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C’était une grande force de moins pour moi qui n’avais plus que 150 soldats sous mon commandement direct. Je courais encore le danger de me voir enlever mon détachement ou de le laisser massacrer. J’étais dans une bien grande perplexité : abandonner les prisonniers à eux-mêmes, c’était les envoyer sur les bords de la Seine où se décidait la question du droit divin ou de la souveraineté du peuple, c’était envoyer un vigoureux renfort aux Parisiens. Je résolus, dans l’intérêt même des citoyens armés, pour ne pas laisser déshonorer leur victoire par des auxiliaires aussi criminels que mauvais soldats, de les conserver dans cette position à tout prix. Avant la nuit ils avaient brisé plusieurs portes et étaient parvenus jusqu’à celle de la cour qu’ils allaient enfin franchir, lorsque le capitaine qui commandait le détachement les prévint que si, à la troisième sommation, ils n’étaient pas rentrés dans leurs dortoirs, il ferait tirer sur eux. Cette menace ne les arrêta pas, ils continuaient à démolir le bâtiment avec plus de fureur encore. Enfin, après la troisième lecture de la loi martiale, en présence d’un commissaire de police, le capitaine ordonna le feu. Un homme fut tué et cinq autres blessés tombèrent à la première décharge dirigée contre la porte. On entra aussitôt dans le bâtiment la baïonnette croisée, et tout rentra dans l’ordre pour le reste de la nuit.

La chaleur pendant cette journée fut excessive. Les hommes placés sur le péristyle du Panthéon, exposés pendant huit heures à l’action dévorante du soleil, furent accablés d’une soif qui les fatigua beaucoup. J’eus soin de leur faire donner de l’eau, acidulée avec du vinaigre, pour mieux les désaltérer et les empêcher d’être malades. Quelques habitants apportèrent du vin ; je l’aurais reçu avec reconnaissance, en tout autres circonstances ; mais dans celles-ci je craignais l’ivresse, les transports au cerveau, et les désordres que cela pouvait amener.

Par l’intermédiaire d’inoffensifs bourgeois qui m’étaient dévoués, j’avais conservé quelques relations avec le colonel et avec la caserne de Mouffetard où étaient déposés tous les magasins d’habillement, les approvisionnements, les armes, les munitions de guerre, les archives du corps, etc. Ces moyens de communication finirent par me manquer, en sorte que je ne sus plus ce qui se passait, hors de l’enceinte que j’occupais. Je ne reçus jamais aucun avis, aucun agent de l’autorité, aucune instruction pour me guider ; j’étais entièrement livré à moi-même,