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laissait passer, sans s’émouvoir, ces flots populaires qui ne cessaient de crier : « A bas la garde, à bas les gendarmes, à bas le Roi, à bas les Bourbons, à bas les ministres ! » et puis après : « Vive la Charte, la République, la Ligne ! » selon qu’ils étaient dirigés par des hommes plus ou moins anarchiques, plus ou moins civilisés. En même temps, la générale battait dans toutes les rues, le tocsin sonnait à toutes les églises, le gros bourdon de la cathédrale faisait entendre sa voix puissante, et tous ensemble appelaient aux armes. On dépavait les rues, on les barricadait, on accumulait des pavés dans les étages supérieurs des maisons pour arrêter la marche des troupes et assommer les soldats. Dans le centre de Paris, on se battait à outrance, on égorgeait, on massacrait tout ce qui se défendait, tout ce qui résistait. De la position que j’occupais, j’entendais distinctement la fusillade, le long sifflement des boulets, dont plusieurs passèrent par-dessus nous, tirés de la place de Grève pour abattre le drapeau tricolore qui flottait sur une des tours de Notre-Dame. C’était un spectacle terrible et grand, celui d’une nation qui se réveille pour briser ses fers, et demander compte du sang qu’on lui fait verser. Tout en étant l’adversaire d’un mouvement révolutionnaire que je devais combattre, je ne pouvais cependant m’empêcher d’admirer l’énergie de ces Parisiens efféminés qui défendaient leurs droits avec un courage digne de cette grande cause.

Ma position devenait d’un instant à l’autre plus difficile. J’étais entouré d’adversaires qui me craignaient encore, ou qui me ménageaient. Ma position toute militaire, presque inattaquable, les faisait réfléchir. De mon côté, je ne me dissimulais pas qu’attaqué vivement, je ne devais pas tarder à succomber, par le peu d’hommes que j’avais avec moi, par le grand nombre des combattants que j’aurais eus sur les bras, au premier coup de fusil, sans espoir de secours, sans retraite, et sans aucune chance de succès soit pour le triomphe de la cause que je devais défendre, soit pour l’honneur de nos armes. Je cherchai dès lors à agir avec prudence, pour éviter tout ce qui pouvait troubler cette espèce de neutralité qui s’était établie naturellement entre les deux partis. J’engageai le peuple à se retirer, ou du moins à se tenir toujours à l’autre extrémité de la place, dans la rue Saint-Jacques, à ne pas chercher à détourner mes soldats de leur devoir, ainsi qu’à éviter de me mettre dans la dure nécessité