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expliquai aux chefs l’usage qu’ils devaient en faire, et la conduite qu’ils devaient tenir dans la position critique où ils pourraient souvent se trouver.

Au début de la nuit, jusque vers dix heures, de nombreux attroupements d’hommes de tout rang et de tout âge se présentèrent à l’entrée de la place en criant : « Vive la Charte, vive la Ligne ! » mais toujours sans intentions hostiles, ou du moins ne les faisant pas paraître, car ils voyaient bien que j’étais inexpugnable de la position que j’occupais sur le parvis du monument. Dans nombre de ces groupes, on portait des cadavres qui venaient des rues Richelieu, Saint-Honoré, etc. Les individus qui les portaient et les accompagnaient, criaient avec des voix stridentes : « Aux armes ! on égorge vos frères, vos amis. Polignac veut vous rendre esclaves, etc... » Des hommes, des femmes descendaient dans la rue, jusque sous les yeux des soldats en patrouilles, pour venir tremper leurs mouchoirs dans le sang de ces premières victimes d’une révolution qui commençait sous de sinistres auspices. L’agitation était extrême, des cris d’indignation et de vengeance se faisaient entendre de toutes parts, mais la présence de la troupe comprimait encore l’élan des masses, ou plutôt leur moment d’agir avec vigueur n’était pas arrivé.

Dans ce quartier retiré, le silence régna de bonne heure. Les boutiques avaient été fermées longtemps avant la nuit ; les armes de France, le nom du Roi et des membres de la famille royale avaient été effacés des enseignes, et les écussons aux fleurs de lis, arrachés et brisés. Mais des événements plus graves se passaient ailleurs. Nous entendions la mousqueterie et les coups de fusils se succéder rapidement. La guerre civile était commencée : la troupe était aux prises avec une population immense, ardente, jeune, brave, indignée. Quel serrement de cœur j’éprouvai quand j’entendis les premières détonations ! Mon Dieu, qu’elles me firent mal ! C’était la guerre entre Français, au sein du royaume, peut-être de grands massacres et la perte de tous nos droits civils et politiques. La situation des officiers qui ne partageaient pas les opinions des ultra-monarchistes, des émigrés et des prêtres était vraiment à plaindre. Donner la mort ou la recevoir, pour une cause anti-nationale, qu’on défendait à regret, c’était affreux et cependant le devoir l’exigeait.